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Domaine étranger « L’enfer c’est l’esprit »

juillet 2006 | Le Matricule des Anges n°75 | par Camille Decisier

Découvert avec Le Dégoût, pamphlet anti-nationaliste, Horacio Castellanos Moya poursuit son exploration assassine du continent sud-américain. Il en tire une quatrième photographie au vitriol, dans une langue qui ne ment pas.

Ceux qui connaissent Moya évoquent plutôt Le Dégoût, longue et éprouvante vomissure anti-nationaliste dans l’écume de laquelle flottent les débris mal digérés d’un patrimoine salvadorien réduit en bouillie. Moya y dégueulait alors une haine acide proprement venue des viscères, et qui faisait feu de tout bois : les chauffeurs de bus de San Salvador, « des criminels pathologiques, des tueurs à gages reconvertis » ; les rejetons de son frère, « des enfants stupides et malfaisants » ; les médecins ; les pupusas, fierté nationale, sortes de « tortillas graisseuses et diarrhéiques » ; le port, « un port qui s’appelle La Libertad dans un pays comme celui-ci ne peut être que le produit d’un esprit pervers » ; le patriotisme ; les fruits de mer ; la belle-sœur, « cet avorton repoussant » ; la musique folklorique latino-américaine ; la littérature et la poésie d’un pays « qui n’existe pas littérairement » ; les moustiques locaux ; la bonne de son frère ; la bière locale (« un miasme ») ; les frères maristes qui firent son éducation (« de gros homosexuels ») ; les politiciens de droite, les politiciens de gauche, son frère (« un taré ») ; l’université ; les journaux ; l’équipe de foot salvadorienne (« vingt-deux sous-alimentés aux facultés mentales limitées »)…
Dans cette logorrhée sans pitié, parfois très drôle à force d’acharnement, trois éléments seulement trouvent une éphémère grâce aux yeux de l’exécrateur : un concerto de Tchaïkosvki, le patio de la brasserie La Lumbre entre 17 et 19 heures, et son passeport d’exilé canadien. Ce court récit monologué est maintenu à flot par le violent mouvement d’expulsion, à la fois gésine et défécation, qui force Moya à écrire la bouche constamment ouverte ; et derrière la glotte on aperçoit distinctement les viscères, les tuyaux emmêlés du réseau digestif, l’estomac : les tripes.
Et il lui en a fallu, des tripes, à Moya justement, pour continuer d’écrire. Après la parution du Dégoût au Salvador en 1997, des menaces de mort le poussèrent à chercher refuge au Mexique, puis en Allemagne. Il faut dire que dix ans de guerre civile ultra-sanglante, ça marque forcément l’esprit, qu’on soit littérateur ou littératuré. Qu’on soit né au Salvador ou qu’on y ait passé la plus grande partie de sa vie, d’ailleurs, comme ce fut le cas de Moya, natif du Honduras, autant dire la porte à côté. Le Dégoût ne dresse pas le procès d’un pays en liquéfaction (le pauvre Salvador, croulant sous les critiques et les malédictions, en devient presque aussi pur et attachant qu’un petit orphelin boiteux) ; il fait l’état des lieux d’un sous-continent tout entier, et d’un siècle pourrissant.
Fuir l’horreur de son pays natal pour se consacrer à celle d’un autre ressemble à la déraison. C’est pourtant la tache à laquelle va s’atteler, de son plein gré, le narrateur de Déraison, dernier roman de Moya qui poursuit l’inventaire de l’extrémité nord de l’Amérique latine. C’est cette fois au Guatemala que va se produire l’acte de folie, même si ce n’est plus tant l’espace géographique et politique que vitriole le narrateur que son propre espace mental. Il est venu volontairement au Guatemala pour assembler et « manucurer » les témoignages des derniers indigènes rescapés du génocide (au début des années 80 débute l’une des plus longues guerres civiles d’Amérique latine ; un accord de paix ne sera signé qu’en 1996, après seize années de massacres perpétrés par les gouvernements militaires, et 200 000 morts). Hébergé par l’archevêché, section Surveillance des Droits de l’Homme, il se prépare à affronter trois mois d’enfermement dans le petit bureau cubique tout hérissé de crucifix, pour quelque cinq mille dollars. « Je pensais auparavant que les femmes moches étaient un attribut exclusif des organisations d’extrême gauche, non, je comprenais maintenant que ce l’était également des organisations catholiques consacrées à veiller sur les droits de l’homme. »
La vérité, qu’elle fasse la lumière sur un génocide indigène, sur la dérive d’un continent ou sur un meurtre sans mobile, est toujours impossible à établir.
Fin de la bonne conscience. « Seul un individu n’ayant pas toute sa tête pouvait être disposé à se rendre dans un pays étranger dont la population n’était pas entière de la tête pour réaliser un travail qui consistait justement à lire et à corriger un épais rapport de mille cent feuillets rassemblant les documents sur les centaines de massacres qui rendent manifeste le dérangement généralisé. » Il ne suffit pas d’être au courant d’un fait atroce, ni même de s’investir dans sa dénonciation, pour que l’âme repose en paix. Le fait atroce lui-même a tôt fait de nous investir. Car les phrases terribles des indigènes, pourtant à moitié illettrés, sont empreintes d’une poésie indicible, d’une simplicité comparable seulement à la plus haute sophistication littéraire. Et cette poésie autochtone directement issue de la cruauté (« au début j’ai voulu être un serpent venimeux, mais maintenant ce que je veux c’est leur repentir à eux ») est par là même impartageable. Le narrateur se retrouve enfermé à huis clos dans l’incommunicabilité de la douleur. La déchirure est mentale, interne ; elle s’élargit lorsqu’il constate qu’elle émousse même son appétit sexuel, ses sensations physiques. Il ne parvient pas à faire l’amour à une femme pourtant longtemps désirée. Son désir, aiguisé par des semaines d’abstinence quasiment monacale, lui semble insignifiant et bêtement occidental. « J’étais étendu de tout mon long sur le lit, le corps tout juste possédé ronflant à côté de moi, surpris par une idée qui m’avait brusquement aveuglé, l’idée que l’enfer c’est l’esprit et non la chair, (…) l’idée que l’enfer se trouvait dans mon esprit agité, sans quiétude, et non dans la peine de la chair. »
Horacio Castellanos Moya affirme une fois encore son choix d’une littérature de la distanciation qui, paradoxalement, nous rapproche plutôt violemment de son sujet. Un choc frontal par l’intermédiaire d’un télescope, en quelque sorte. La réussite de son écriture se tient sur le fil tendu entre la gravité des thèmes abordés et celle de leur traitement littéraire. Une cohésion qui ne se dément jamais, sans doute issue de sa longue pratique du journalisme. Et, loin du sentiment d’impuissance, ce constat honnête : la vérité, qu’elle fasse la lumière sur un génocide indigène, sur la dérive d’un continent ou sur un meurtre sans mobile, est toujours impossible à établir. C’est l’impunité, grande obsession de Moya, qui établit arbitrairement la sienne. La Mort d’Olga Maria1 en profite pour dénoncer l’hypocrisie de la haute bourgeoisie salvadorienne. Comme dans Le Dégoût, Moya y tient d’un bout à l’autre le pari stylistique de l’expression directe : pendant les funérailles d’Olga Maria, sa meilleure amie s’adresse à une autre femme qu’elle appelle « ma belle » pour s’indigner devant la soi-disant gratuité du crime qui vient d’être commis. « Le commissaire adjoint a demandé si je lui connaissais d’éventuels ennemis (…), si Olga Maria avait une liaison extraconjugale, un amant dépité, quelqu’un qui aurait cherché à lui nuire. C’est alors que je me suis rebiffée. (…) Où était-il allé chercher une idée pareille ? Soupçonner une personne aussi honnête, aussi droite, aussi dévouée à sa famille et à son travail était une saloperie sans nom. » Pourtant, à mesure que se remplit le cimetière, la narratrice passe en revue plusieurs hommes dont on comprend qu’ils ont tous été les amants de la morte : l’associé de son mari, directeur d’une agence de pub, un grand ponte richissime de la politique et des affaires, un photographe « si anti-conformiste, si fou, si plein d’idées exotiques et même parfois à moitié communiste », un garçon de café… C’est alors que la façade de respectabilité s’écroule, pour laisser apparaître les vices cachés d’une femme et, derrière cette figure emblématique, les travers de toute une société aristocratique prise aux pièges de ses propres apparences, corrompue par la politique et les scandales financiers. On chercherait en vain le véritable commanditaire du meurtre d’Olga Maria ; les responsables, invisibles à l’œil nu, sont démultipliés à l’infini par le facteur social qui dédaigne l’humain.
La haine du monde ne rétablira sans doute pas la justice. Mais il y a un combat à poursuivre. Du moins l’Amérique latine peut-elle être fière d’avoir enfanté celui qui en sera capable sans se laisser éblouir par la tentation du style.

1 Traduit de l’espagnol (Salvador) par André Gabastou, 10/18, 164 pages, 6,40

Déraison
Horacio Castellanos Moya
Traduit de l’espagnol
(Salvador) par Robert Amutio
Les Allusifs
142 pages, 14

« L’enfer c’est l’esprit » Par Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°75 , juillet 2006.
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