Cinéaste, on lui doit notamment La Chambre des officiers et le trop rare Inguélézi dont il a signé aussi le roman (Actes Sud, 2004). François Dupeyron consacre son troisième livre à la figure du peintre Gustave Courbet. On retrouve l’auteur de L’Origine du monde au crépuscule d’une vie faite de bruits et de pas mal de fureur. Il est en exil à Genève, fin cuit dès la nuit tombée ; il hante les quartiers où les bouges accueillent « toute la soif de la ville ». Dans le brouillard de son cerveau, il croit reconnaître l’amante, la muse, Jo dont tout le monde connaît aujourd’hui l’épaisse toison (mise à l’index, il y a peu par des cathos qui n’aimèrent pas qu’un livre se parât d’une reproduction du tableau). Courbet chavire, appelle, la nuit l’engloutit : il reviendra demain, retrouvera Jo, qui s’avère n’être que Mona, une prostituée. Tant pis, et tant qu’à passer la nuit avec elle, autant ressusciter Jo, Paris et, bien sûr, la Commune. Voilà pour la structure du roman : on pense au Cul de Judas de Lobo Antunes bâti sur un même canevas. Sauf qu’ici, la narration ne se fait pas à la première personne. Courbet ne se raconte pas. On le suit à travers ce qu’il confesse probablement à sa compagne d’une nuit : effet de cinéma.
Mais l’intérêt du roman ne réside pas tant dans la focale utilisée par l’auteur. C’est autre chose qui touche, qui bouscule. François Dupeyron use ici d’une langue qui s’impose. Au risque de l’obscénité, les phrases déboulent dans une gouaille rageuse, à taper du poing sur de solides tables de chêne. La prose prend de l’épaisseur, de la consistance, de la matière, de l’organique. Rien de vernis. Courbet est une nature, ivre de liberté et d’amour, de gloire et de revanche, utopiste mal dégrossi qui ne trouve la grâce qu’en peignant. C’est qu’ « il avait l’impression que les toiles, elles étaient déjà prêtes en lui, qu’il n’avait qu’à les poser sur la toile (…). Évidemment qu’il peignait avec excès, mais c’est tout qui est excès chez lui… et qui semble toujours devoir passer par le corps. » C’est donc vers l’excès que tend ici le style du roman, Dupeyron en prend le risque : les phrases oublient des négations, accrochent à leur terme des relatives, osent les points d’exclamation. C’est là, dans cette matière lexicale, que se peint le véritable portrait de Courbet : « il fallait la remuer cette lourdeur, cette mocheté, cette guimauve, ce rhume. »
Courbet peint, Courbet boit, Courbet fait l’amour à Jo et peint « le con de Jo », comme si chaque action était une conquête sur la liberté. Alors forcément, Courbet s’enthousiasme pour le soulèvement des Parisiens, en 1870. Le titre du roman est explicite : Dupeyron ne se contente pas de ressusciter le peintre du naturalisme. En l’accompagnant, il reconstitue les pages sombres et lumineuses de la Commune. L’utopie, les massacres, la démocratie, la répression. L’écrivain tisse ensemble l’art et la révolution, son « libérons-nous du passé, ce sera notre plus grande victoire » sied aussi bien à la politique qu’à la peinture et on suit Courbet auprès de Vallès jusqu’au Comité central où il siège, sauvant ici des toiles qui ne sont pas les siennes, vidant là des verres qui n’étanchent pas sa soif d’absolu. Jusqu’à l’apocalypse : « il y avait peut-être deux cents, trois cents, peut-être plus… entassés, empilés proprement pour que la pile ne roule pas (…) c’étaient des hommes, des femmes, des enfants, des membres, des visages, des yeux encore ouverts ». Arrêté et jugé par les Versaillais, Courbet plie l’échine, il évite la décapitation, il obtient l’exil. Remués, la lourdeur, la mocheté, la guimauve, le rhume retombent en flocons de neige « tout le ciel on aurait dit qui se mettait à tomber, toutes les colonnes, tous les hommes sur la terre… ce n’était pas un drame. » Juste un rêve.
Domaine français Droit comme Courbet
septembre 2006 | Le Matricule des Anges n°76
| par
Thierry Guichard
En dressant le portrait de Gustave Courbet, peintre et communard, François Dupeyron compose une ode à la liberté. En rouge et noir.
Un livre
Droit comme Courbet
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°76
, septembre 2006.