Une fleur dans la nuit (suivi de) Sous le soleil et le clair de lune
Écrire d’après la révélation d’un mot, celui d’où il devient possible de raconter son histoire. Si certains mots recèlent cet éclat, ce murmure inaltéré que l’on porte en soi, il faut cependant avoir, outre les yeux grands ouverts, un don d’écoute particulièrement exercé avant de pouvoir l’entendre, palpitant d’une vérité unique. Chez Mohamed Leftah, né en 1946 à Settat au Maroc, tout part d’un enchantement inaugural aussi bien pour la « calligraphie » que pour la « texture phonique » d’un nom : « Al’anbar, l’ambre », ces caractères qui se dessinent en lui et chantent en arabe, sa langue maternelle, mais que la langue d’écriture, le français, a voilés dès la première lettre, « tel un œil couvert par une taie », et a assourdis dans leur « âpreté phonétique » originelle. Le passage d’une langue à une autre ne se produit certes jamais sans perte, mais pour qui tient le mot comme un authentique sésame de la mémoire, une filiation, masquée mais bruissante, demeure. Ainsi « comme un soleil qui continue d’irradier bien qu’éclipsé, comme un enfant mort-né mais à jamais inoubliable, le nom premier, natif, ne cessera pas un seul instant d’éclairer (le nouveau), de le hanter ».
Dans ce roman d’une ivresse toute rimbaldienne, l’enquête étymologique et la « navigation » dans « la cosmogonie poétique de la grammaire arabe » vont servir de fil conducteur pour cerner l’ « origine » mystérieuse, là où a commencé la pulsation propre de l’individu : rien de moins, chez Mohamed Leftah, que le battement de son cœur d’enfant. Dans cette traversée « onomastique », c’est bien un « lexique intime » qui refait surface celui aussi que l’écrivain marocain égrène dans son recueil de nouvelles qu’on se réjouira de lire chez le même éditeur (Une fleur dans la nuit, suivi de Sous le soleil et le clair de lune). Car une fois pris dans le sillage de ce mot, Ambre, « je n’avais qu’à (…) me laisser baigner dans son milieu sonore mes trésors étaient ces mots pépites qui surgissaient brusquement du minerai de la langue, denses et fermés sur leur nuit, il fallait essayer de les débarrasser de leur gangue, peut-être alors révéleraient-ils une part de la nuit qu’ils renfermaient ».
« Ambre » vaut donc comme l’adduction d’un monde englouti, non seulement comme « signe » dans le jeu de l’écriture conçu comme une « sémasiologie jubilante d’un mot », mais surtout comme une « pièce » majeure, son héroïne : cette femme naine et « très laide » du pays de Nubie, offerte par un satrape à une reine « frigide » et dont les talents de maquerelle vont transformer le palais en un « bordel royal », s’avère être la même qui a terrorisé, en voulant le circoncire, l’enfant au seuil de la puberté que le narrateur se souvient avoir été quarante ans plus tôt… Certes, tout acquiert ici un goût de confusion, de simulacre et de folie : des lambeaux de réalité s’entremêlent à des fulgurances et des réminiscences, décidant ainsi du parcours à suivre à travers la constellation de personnages, réels ou fabuleux, qui gravitent autour de la figure d’Ambre : de Lalla Zhor, la tante, à « Mère de la Pluie », la grand-mère, ou à Marie la yoguin, il y aussi un cortège d’hétaïres épicées et de jeunes filles aux « noms embaumant comme des fleurs », d’eunuques magnanimes, d’éphèbes précieux et autres créatures de légendes… Mais dans ce récit placé sous la figure tutélaire des Métamorphoses d’Ovide, nous sommes plongés dans le temps cosmique des mythes et des songes, à fleur de mémoire et d’oubli, et si les frontières de la réalité sont dilatées, c’est parce que seul importe finalement le désir, dont le nom multiple est là pour supporter les (re)naissances successives.
Dans ces visions fantasmées ou angoissées, c’est d’ailleurs un monde de transgression qui apparaît : en écho au milieu interlope des bars de la nuit décrit dans Au bonheur des limbes, et aux bordels dont Leftah extrayait déjà avec une grande délicatesse l’étrange beauté dans son premier roman, les Demoiselles de Numidie, on retrouve la fascination, obsessionnelle chez l’auteur, pour le « stupre » et l’orgie sexuelle, notamment avec Ambre, l’initiatrice des plaisirs interdits, et sa compère Chérifa, tenancière d’une maison close.
De cette histoire contée dans un style tout en volutes et volupté, il s’exhale quelque chose de chaud, de poétique et de monstrueux à la fois. Et Mohamed Leftah qui a écrit ce roman durant ses années d’exil au Caire, sur les rivages du Nil et de « ses bouches secrètes », « asséchées » et « amères » mais « d’où jaillit (pourtant) un jour pour (lui) une naine, comme un don d’ambre et un don de récit », a l’art de nous maintenir troublés dans le charme de son verbe ensorcelé. De quoi nous entretient-t-il sinon de ce que disent les gouffres, là où se perd l’amour à l’âge adulte ceux-là même que l’on entrevoit au bord de l’adolescence ? Telle serait la fonction d’Ambre, reconduite à son étymologie « hybride » : « l’œil » virginal d’une enfance « riante et heureuse » est aussi celui qui fait signe vers une « source » impure, « indomptée », honteuse une « bouche noire et obscène » qui ne peut s’empêcher de venir « profaner » ce que l’on aurait aimé garder comme son « sanctuaire ».
Mohamed Leftah
Ambre ou les
métamorphoses
de l’amour
La Différence
128 pages, 12 €
Une fleur dans
la nuit (suivi de)
Sous le soleil et
le clair de lune
La Différence
112 pages, 12 €