Parce que seule la vie capable de se penser elle-même prend davantage de réalité, se plonger dans le Journal de guerre de Valentin Feldman, c’est vivre l’expérience rare d’une existence en train de se faire ; c’est pénétrer dans la trame d’une conscience « qui ne somnole pas » mais qui, en se hissant à l’exposant, prend le risque de la séparation d’avec soi et maintient la garde contre toute adhésion « imbécile » à l’époque. « Conscience ; je me fais à moi-même le serment d’être conscience. La lucidité ne transige pas » écrit celui qui ne se déprendra jamais du sens de l’événement dans ce qu’il a d’irrémédiable et d’irréductiblement individuel. Une qualité heureuse pour ce jeune homme tôt marqué par l’histoire : né en 1909 à Saint-Pétersbourg dans une famille bourgeoise juive, bientôt chassée par la révolution d’Octobre, il débarque en France en 1922. Il faudra tout le talent et l’opiniâtreté de l’étudiant (il reçoit le premier prix du concours général en philosophie au lycée) pour parfaire l’intégration républicaine de l’adolescent. Viennent ensuite les études de philosophie à la Sorbonne, où il se lie d’amitié avec son professeur, Victor Basch. Des rencontres décisives, il y en aura d’autres : José Corti, Gaston Bachelard, Sartre, Beauvoir… En 1937, il adhère au Parti communiste mais le pacte germano-soviétique le bouleverse. Pourtant, dès 1939 il se porte engagé volontaire dans l’armée. Ce sont précisément les deux années, 1940 et 1941, que couvre ce journal à l’esprit de révolte superbe et dédié « au seul être au monde qui (lui) importe plus que le monde » sa femme Yanne de laquelle il se résoudra à divorcer pour la protéger (ainsi que sa fille Léone) du premier statut des Juifs voté en France en octobre 1940.
Cantonné depuis quelques mois à Rethel, dans les Ardennes, le philosophe perçoit clairement l’enjeu de la guerre : « Tout est là : ou bien on accepte ou bien on refuse ; l’hitlérisme est un des phénomènes contre lesquels il faut prendre parti, sans nuances. On ne transige pas avec l’Allemagne ainsi fanatisée et lancée à la conquête du monde » (avril 1940). Mais par-delà ce diagnostic, et à l’image des soldats enlisés au front dans la « Drôle de Guerre », le mobilisé en est pour l’heure réduit au labeur de tâches administratives ingrates, quand ce n’est pas à la simple « inactivité de commande ». Pour cet intellectuel qui considère la bêtise comme le premier ennemi de l’homme, il devient alors urgent de s’isoler de la médiocrité ambiante. « Je ne résisterai pas à l’envie d’aller humer la terre au lieu de croupir dans la sottise que les types sécrètent comme la rancune de leurs révoltes avortées » (24 février 1940) note-t-il à l’encontre des bien-pensants en tous genres à qui la guerre offre l’occasion de « jouer (leur) petit personnage ». Mais la solitude une fois acquise, encore faut-il l’habiter, et dans la morne répétition des jours, le « bourdon » vient immanquablement lester un présent déjà terni par l’ennui et l’ « abrutissement ». Il y a bien la lecture, toujours roborative (Dostoïevski, Dos Passos…) mais « la banalité est là, gluante, quotidiennement victorieuse (…) on végète » déplore Feldman dans une impuissance rageuse. Ce sera toujours le même sentiment tragique de « gâchis » face à la pesanteur et à l’inertie du Temps, qui prévaudra lorsqu’à Dieppe, et après sa démobilisation de l’armée en juillet 1940, le professeur de philosophie est envoyé enseigner. Scènes de bombardements, d’exode, premiers mois d’Occupation… la langue de l’écrivain, impeccablement maîtrisée et portée par un souffle de vie généreux, suscite des descriptions sublimes, notamment sur cette émotion qui l’étreint quand autour de lui tout est rendu au rang de choses « immobiles, inertes, dociles et définitives » (« Veillée », mai 1940).
Dans cette déchéance forcée, l’intellectuel écrit donc, mais sans jamais perdre de vue le monde. Sa pensée nourrie autant de refus (« La lucidité est le refus des alibis », 31 juillet 1941), d’ironie (de soi et des autres) que de poésie, ne s’exonère de rien, et la réflexion philosophique y est entièrement travaillée par le caractère impérieux et obsédant de l’action une catégorie existentielle pour le témoin engagé qui dès l’automne 40 a rejoint les réseaux de la Résistance. Sur cet « essentiel (qui) ne se décrit pas » (14 février 1941), la discrétion du Journal de plus en plus infiltré par le « brouillard » synonyme de « clandestinité » chez l’auteur n’en est que plus remarquable ; en signalant la présence du danger, les silences et les allusions sibyllines contribuent à accentuer la tension de l’écriture qui à mesure qu’elle gagne en détachement, finit par se présenter en sursis, en trop par rapport à la seule fin qui vaille, le basculement définitif dans cet univers où se joue « l’acte qui engage la vie, qui la place d’emblée, et simplement, spontanément même, à la limite de l’être et du néant » (août 1941). Moins d’un an plus tard, le 27 juillet 1942, Valentin Feldman meurt, exécuté au Mont-Valérien, sous le feu de ses bourreaux. Il a 33 ans.
Journal de guerre (1940-1941)
Valentin Feldman
Édition établie
par Léone Teyssandier-
Feldman et Pierre-Frédéric Charpentier
Farrago
352 pages, 25 €
Histoire littéraire Chronique d’un refus
septembre 2006 | Le Matricule des Anges n°76
| par
Sophie Deltin
Plus qu’un document de la mémoire de la Résistance, le « Journal de guerre » de Valentin Feldman révèle la maîtrise d’écriture de celui qui fut avant tout un esprit libre.
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Chronique d’un refus
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°76
, septembre 2006.