Agone N°35/36 (Les guerres de Karl Kraus)
Pour sa dernière livraison de l’année (la revue paraissant deux fois l’an, à chaque équinoxe), Agone a ouvert son sommaire à l’écrivain autrichien Karl Kraus (1874-1936), auteur de l’un des plus violents réquisitoires écrits contre la guerre (Les Derniers Jours de l’humanité). Un numéro presque intégralement issu d’un colloque organisé au Collège de France le 29 mars 2005 suite à la traduction de deux livres majeurs de Kraus (Troisième nuit de Walpurgis, et le réquisitoire précédemment cité, tous deux disponibles aux éditions Agone). Autant dire que l’on y trouve réunies les signatures des plus grands spécialistes de l’œuvre krausienne. Et il faut bien reconnaître que cette livraison automnale a de la tenue.
L’occasion est donc offerte au lecteur de découvrir celui qu’Elias Canetti, prix Nobel 1981, tenait pour « le plus grand satiriste de langue allemande », et plus particulièrement quelques-unes des guerres qu’il a menées avec une rare obstination. Contre la presse tout d’abord, qu’à l’heure de la Première Guerre mondiale il considérait comme une « honte internationale » (elle avait déjà inventé ce que l’on nomme aujourd’hui la réalité virtuelle). Kraus s’est employé, pour ainsi dire sa vie durant, à stigmatiser la corruption journalistique, sa phraséologie creuse, sa vulgarité linguistique, notamment au travers de ses clichés, de ses mensonges, ou de ses falsifications (une dénonciation qui n’a rien perdu de son actualité). Et sans doute fut-il l’un des premiers à faire une association entre le militarisme et les médias, les seconds servant les intérêts des premiers. Mais il se plut aussi à tordre le cou à la psychanalyse alors naissante, à laquelle il reprochait d’expliquer la création artistique à la seule lumière des pathologies mentales des auteurs. Ses critiques visaient surtout les disciples de Freud, et non Freud lui-même, envers lequel il fit toujours preuve d’un certain respect intellectuel. La dernière guerre évoquée est celle que Kraus et Musil se livrèrent en silence, affrontement dans lequel un critique voyait « l’un des plus inexplicables mystères de l’histoire littéraire » : comment comprendre en effet que les deux hommes se soient ignorés pendant près de quarante ans alors qu’ils vivaient dans la même ville et éprouvaient la même sympathie de gauche ? Malgré les conjectures documentées de Stéphane Gödicke, le mystère reste entier, bien que l’on découvre que Musil ne voyait pas Kraus d’un très bon œil, le rangeant auprès des « dictateurs de l’esprit » qu’étaient selon lui Freud, Jung et Heidegger.
Le dossier est copieux. On y apprend en outre que Bourdieu admirait l’écrivain autrichien, et que Canetti, après une phase d’idolâtrie (il se présentait alors comme « étudiant de l’université Karl Kraus »), en est venu à le détester, suite à des mots soudain trop légers. Et pour ceux que l’aventure tenterait, deux extraits de ses livres majeurs constitueront une agréable mise en bouche.
Agone n°35/36, 320 pages, 22 €