Automne 1908. Le peintre Alfred Kubin (1877-1959), que l’on dit parfois expressionniste (probablement à défaut d’autre chose), traverse une mauvaise passe : épisode dépressif, difficulté à créer, peindre, dessiner… Dans les « Quelques souvenirs de ma vie » (esquisse autobiographique placée en fin de volume), Kubin poursuit : « Rien que pour faire quelque chose et pour trouver un soulagement, je me mis même à imaginer une histoire extravagante et à la noter par écrit. Dès lors les idées affluèrent à mon esprit et jour et nuit m’excitèrent au travail, de sorte qu’en douze semaines à peine j’écrivis mon roman fantastique :» L’Autre Côté « ». Un soulagement qu’Herman Hesse tiendra pour un livre majeur, et qui influencera aussi bien Kafka que les surréalistes.
Son narrateur (alter ego de Kubin, mais en plus âgé) apprend un jour qu’un ancien ami de lycée, Claus Patera, a fondé l’Empire du Rêve, lequel compte alors 6500 âmes. Un territoire imaginaire de 3000 km2, situé quelque part en Chine centrale, non loin de la chaîne du Tien-Schan (tout à fait réelle quant à elle), et promu terre d’asile par tous ceux que la civilisation moderne ne parvient plus à satisfaire. Par l’intermédiaire d’un missionnaire pas comme les autres, Patera invite son ancien condisciple à venir y séjourner en compagnie de son épouse (qui considère ce voyage d’un mauvais œil).
Même si sa capitale est Perle, cet Empire du Rêve n’a rien d’un Eldorado. Le narrateur va y connaître trois années sans soleil, sans lune, sans étoile, et y vivre un quotidien de grisaille qu’aucune couleur ne viendra égayer (un comble pour un peintre).
On découvre rapidement qu’il s’en passe de drôles à Perle. Pourquoi les citadins par exemple s’affublent-ils de vêtements empruntés au siècle précédent ? Que fait ce cheval blanc décharné dans un souterrain ? Et comment se peut-il qu’Anna, la femme de ménage du couple invité, soit blonde un jour, brune le lendemain, paraisse tantôt sous les traits d’une femme sénile tantôt avec un visage dans la force de l’âge ? S’agit-il d’illusions ? d’hallucinations ? On l’apprendra plus tard, Perle est une création vraiment singulière : selon les désirs de Patera, la ville a été bâtie avec ce que les grandes capitales ont produit de plus abject ; s’y côtoient des fragments de la Bastille, des ruines de l’Escorial, et la plupart des murs qui ont vu couler le sang de l’Europe. Cela n’annonce rien de bon.
Au terme des deux premières années de son séjour, le narrateur n’aspire plus qu’à retourner chez lui. Seulement voilà : il n’a plus d’argent, et quand bien même il en aurait, il lui faudrait encore recevoir l’aval de Patera, donc obtenir un rendez-vous avec lui, ce qui s’avère quasiment impossible tant les obstacles administratifs sont nombreux (on n’est pas loin de l’univers absurde au sein duquel se débattent les anti-héros de Kafka). Il suffit alors de quelques pages pour que l’Empire du Rêve devienne un enfer.
Un jour, le narrateur perd son épouse (alors qu’elle est venue contre son gré, tout en pressentant le pire, c’est elle qui disparaît la première). Le reste du roman plonge brusquement dans l’horreur. La lecture se fait impatiente : on lit vite, on se presse, on souhaite que le narrateur trouve une issue, à vrai dire n’importe laquelle, pourvu qu’il parvienne à passer de l’autre côté. Mais il a beau explorer les confins de l’Empire, beau découvrir les faubourgs de Perle, beau risquer sa vie dans les abords des marais, il n’y a rien. Absolument rien, jusqu’à l’arrivée d’un milliardaire de Philadelphie : Hercule Bell. Son objectif est simple : déclencher une insurrection, renverser Patera, s’emparer de son empire et restituer ses habitants à une vie digne du nom. Il s’empresse bien sûr de faire connaître ses intentions. Les représailles ne se font pas attendre : une épidémie de léthargie s’abat aussitôt sur Perle (sans ébranler le moins du monde ce héros herculéen), puis la capitale subit une invraisemblable invasion d’animaux (il n’est plus rare désormais de se retrouver chez soi face à un tigre !). On assiste alors à l’inexorable décomposition de l’Empire, ainsi qu’à l’engloutissement du palais dans le lac du Rêve.
Le combat final auquel se livrent Patera et l’Américain relève de la gigantomachie : ce sont deux titans qui s’affrontent dans un combat surhumain, duquel Hercule sort vainqueur.
Tel est cet Autre Côté dans lequel Kubin précipite son lecteur. Mais l’autre côté de quoi ? On n’en sait rien. Et ce ne sont pas les 51 illustrations de Kubin, avec leur surcharge de hachures et leurs tourbillons menaçants, qui en diront davantage. À la fin du roman, l’Empire du Rêve a totalement disparu. Il s’est comme englouti. Il n’en reste plus rien. Peut-être n’était-ce qu’un mirage ? À coup sûr, une création de Kubin, mais alors une création pure : une géographie imaginaire, un monde bouffon, grotesque, infernal, un univers clos, ceint par une muraille infranchissable (pendant la majeure partie du roman, on se trouve donc intra-muros, dans un huis clos oppressant). Quelque chose peut-être comme le territoire du rêve. Grandeur nature.
L’Autre CÔté
Alfred Kubin
Traduit de l’allemand par Robert Valançay
José Corti
384 pages, 20 €
Intemporels L’Empire du Rêve
mai 2007 | Le Matricule des Anges n°83
| par
Didier Garcia
Roman fantastique, dérive onirique ou bien cauchemar éveillé ? Plongée dans l’univers halluciné d’Alfred Kubin.
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L’Empire du Rêve
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°83
, mai 2007.