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Domaine étranger Les descendants du néant

juin 2007 | Le Matricule des Anges n°84 | par Sophie Deltin

Entre cynisme et désarroi, la romancière allemande Juli Zeh s’interroge sur les conséquences de la crise des valeurs dans notre société contemporaine.

La Fille sans qualités

Comment juger par la raison et les concepts, des êtres qui s’excluent du « système », disqualifiant ses règles de fonctionnement au profit du seul « instinct de jeu » Spieltrieb, selon le titre original allemand ? Telle est la question centrale de ce deuxième roman écrit par la jeune romancière allemande, Juli Zeh, avocate de formation, et qui, depuis le très remarqué L’Aigle et l’ange (Belfond, 2004), confirme ici, outre un style résolument ironique, son intérêt pour la réflexion sur le sens et l’identité dans notre société démocratique contemporaine. Par-delà le titre retenu en français par le traducteur, clin d’œil appuyé à L’Homme sans qualités de Robert Musil, c’est la thématique de « l’élève » (hissé au rang de type littéraire par Musil avec son Törless, mais aussi chez Robert Walser, Kafka, Döblin…, en allusion souvent négative à l’image classique de l’homme éduqué, « formé » au sens de Bildung) que Juli Zeh se réapproprie ici comme révélateur de la « quintessence de l’esprit du temps ». L’histoire se déroule à Bonn entre 2002 et 2004, au lycée privé et très huppé Ernst-Bloch. Il est vrai qu’Ada n’a rien d’une adolescente « normale » : d’une lucidité redoutable et pourvue d’un corps très généreux (on pense bien sûr à l’héroïne de Nabokov, Ada ou l’Ardeur), elle hait l’hypocrisie et la superficialité des « princesses » qui l’entourent, et revendique ne croire en rien surtout pas à l’existence de l’âme. En classe, regardant les autres élèves, il lui arrive fréquemment d’imaginer qu’elle les décapite à la machette. Froide et pragmatique, elle ambitionne de devenir « inattaquable » et se dit prête à tout, « tout » par définition lui étant « indifférent, équi-valent » une indifférence éthique qui s’apparente plutôt à de la perversion éthique, comme en témoigne cette fellation qu’elle accepte, sur proposition d’un tiers, de faire à un ami, le jour de son anniversaire. La question de savoir ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, se défend-elle, « c’est gentiment anachronique, et ça ne sert à rien d’attaquer avec un arc et des flèches un monde sur lequel pleuvent des bombes atomiques ». Apprendre à remplir des rôles selon les contextes sans « chercher des raisons à ses actes », voilà la seule conduite à adopter. Dans la lignée de Robert Musil qui faisait correspondre à « l’homme sans qualités » l’homme de tous les possibles « les qualités sans homme », Juli Zeh engage à sa façon le problème de la crise d’identité du sujet réduit à n’être plus qu’une forme vide, les contenus étant « interchangeables » à souhait. Mais que la « raison » soit insuffisante à fonder la conscience d’un homme, n’est-ce pas suffisant pour que celui-ci se perde du même coup ?
Alev surgit précisément dans le roman comme quelqu’un qui « saur(a) faire travailler la scierie qu’Ada port(e) dans sa tête ». De trois ans son aîné (il a 18 ans), il se prend pour le Diable. Séducteur mais impuissant, fin manipulateur, il trouve en Ada une disciple parfaite. « Nous sommes les arrière-petits-enfants des nihilistes » proclament-ils ainsi. Ce qui donne une idée passablement juste du cynisme, souvent grotesque, qui règne dans le roman. Pour ces esprits fatigués de tout, reste alors l’« instinct du jeu », « l’ultime forme possible de notre existence ». Et partant, la nécessité de se fabriquer un adversaire une victime. Ce sera Smutek, leur professeur de sport et de littérature, un ancien réfugié politique polonais pétri de valeurs catholiques, contraint, des mois durant, à avoir des relations sexuelles avec Ada sous l’œil photographique d’Alev…
Dans cette intrigue romanesque habilement ficelée, que Juli Zeh, en ultime maître du jeu, s’emploie à faire reposer sur la mécanique implacable et sordide du chantage, jusqu’à son dénouement sanglant, on s’accordera à reconnaître une mise en scène narrative très maîtrisée sur plus de 400 pages. Par sa façon d’entremêler, voire de corréler la violence générée par les événements mondiaux (guerre du Golfe, des Balkans, 11-Septembre, guerre en Irak et attentats de Madrid…) à la cruauté, sadique et obsessionnelle, des protagonistes du « jeu », la romancière réussit à instiller un climat tangible, presque physique de malaise, décortiquant la crise spirituelle qui caractérise selon elle notre « époque intermédiaire » un monde où tout sentiment (fût-ce celui du plaisir), tout idéal (famille, héroïsme, nation, Occident) se trouvent dévalués. C’est en outre sur un terrible constat, celui de la faillite d’un système qui n’est plus en mesure d’expliquer les bases de ce qui est bien et mal, juste et faux, qu’achoppe le récit de la narratrice, une juge chargée de traiter le dossier quelques mois plus tard et dont les réflexions sur les faits qu’elle essaie de reconstituer, livrent ici la matière du roman. « Ton problème, avait bien pourtant tenté de faire comprendre Smutek à Ada. Ton problème, c’est que tu confonds le NEANT global avec ton propre VIDE. » Effectivement, n’est-ce pas ce vide comme « maladie de l’esprit », « la plus dangereuse » parce que menaçant « la vie même », que Robert Musil dans un essai célèbre, venait à diagnostiquer comme de « la bêtise » ?

Sophie Deltin

La Fille sans qualités
Juli Zeh
Traduit de l’allemand par Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus
Actes Sud, 472 pages, 23,80

Les descendants du néant Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°84 , juin 2007.
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