Essuie cette tache de vin sur ta jupe beige. Cette trace ronde de pied de verre, efface-la. Enlève, fais disparaître. Avant que je doive te le demander. Avant que je doive insister et insister. Avant même, il aurait fallu, si c’était encore possible, avant que le pied de verre ait touché le tissu. Qu’il l’ait souillé. Corrompu. Fais tout ton possible, mets tout ton cœur à essayer d’effacer cette trace de vin. Tu ne peux pas. Mais ne te contente pas de passer négligemment des coups de gant humide en surface, tu risquerais de l’étaler, de l’agrandir, l’amplifier. Essaye de la laver vraiment, à grand eau, avec une éponge gorgée d’eau, noie-la, cette tache, annihile-la. Tu ne peux pas. Mais essaye, au moins, essaye de vouloir. La faire retourner à la non existence, au néant qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Et puis après il faudra bien nettoyer l’éponge. Mais on n’en est pas là. Baisse la tête, regarde. Constate que la tache se voit encore. Ce n’est pas simplement embêtant. Ôte cette moue bête de ton visage et regarde-la bien, cette sale tache de vin indélébile. Vois-la telle qu’elle est réellement, vois-la dans tout son irrémédiable, vois-la dans tout son navrant, dans toute sa gravité, sa force bête et têtue d’irréparable dommage. N’y vois pas ce que tu veux y voir, ce que je sais bien que tu as aimé y voir, et que tu aimerais encore pouvoir y voir, avec ta moue bête, ta moue insupportable, qui a presque la même forme et la même couleur que cette sale tache en croissant vineux sur ta jupe beige. Vois-la comme le lieu commun de tous les marasmes. Comme l’épicentre de tous les gâchis. Comme le symbole définitif de tout ce qui ne va pas dans ce bas monde. De tout ce qui a été stupidement saboté depuis que le monde est monde, tous les destins saccagés, tous les désastres. Comprends que le malheur a une forme, désormais, et une couleur, et que sa forme et sa couleur sont une espèce de croissant vineux. Regarde cette tache jusqu’à comprendre ce que je dis. Essaye. Essaye de sortir de toi-même en regardant cette tache de
Des plans sur la moquette Désastre favori (n°2)
octobre 2007 | Le Matricule des Anges n°87
| par
Jacques Serena
Désastre favori (n°2)
Par
Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°87
, octobre 2007.