Esther, la narratrice, est adulte quand débute, à la première page du Faon, son long monologue amer. Célèbre comédienne de théâtre, elle s’adresse à son amant qui est aussi l’époux d’Angela. Angela, poison de la vie d’Esther depuis l’enfance : ravissante, délicate, foncièrement bonne et dévouée aux autres, la petite fille avait cristallisé - en un processus de fixation mental et physique - la haine d’Esther. Le monde s’est toujours mis à genoux devant Angela, comme le fait désormais son amant, mari qui prétend ne plus aimer sa femme mais la couve et la gâte encore comme une petite fille. Au cours de son récit qui est aussi une déclaration d’amour pleine de reproches, une confession personnelle et une plongée dans l’enfance, la narratrice revient sur ce passé dont elle n’arrive pas à se dégager ; des années ingrates et difficiles durant lesquelles son père, avocat totalement marginalisé dans leur village de la province hongroise, refuse toutes les affaires et se consacre à la botanique et à sa santé chancelante tandis que sa mère, incomparable pianiste et mélomane, est vouée à donner des leçons de piano pour que la famille, pourtant d’origine aristocratique, ne sombre pas dans la misère la plus noire. Esther a vénéré le couple, leur beauté et l’harmonie qui les unit, l’excluant presque : « A la mort de mère, je savais que j’avais peu compté pour eux tant ils représentaient tout l’un pour l’autre. J’avais beau chanter, déclamer, essayer de capter leur attention par de vains artifices, je n’arrivais à les intéresser qu’un court instant. » Pour eux, elle a ravalé ses frustrations, aidant des camarades moins douées qu’elle et accomplissant les travaux domestiques, ne devant compter que sur ses propres forces et la conscience de sa supériorité. Alors, au milieu de cette vie injuste qui lui renvoie un reflet sans grâce, Angela et son petit faon incarnaient un univers enviable, rempli d’odieux privilèges qui sont devenus l’obsession de la petite fille aigrie : « je désirai si violemment qu’elle mourût à l’instant, sur ce banc, à côté de moi… »
Magda Szabó, décédée à l’automne, dont on retrouve ici sans déception la belle écriture classique et le talent de conteuse, excelle à décrire cette hantise - jalouse ou presque amoureuse, on ne le sait pas trop, et tout l’art du récit est de maintenir ce non-dit, cette part d’inconscient dans le monologue d’Esther. Les succès de son existence d’adulte ne l’empêchent pas d’être en permanence reliée à l’adolescente qu’elle a été, intelligente et antipathique, durcie, et pourtant fragilisée, par l’amour transi qu’elle vouait à ses deux parents et désormais aussi par celui qu’elle porte à son amant. Comme dans Rue Katalin, l’enfance est dans le Faon - dont le titre sonne d’ailleurs comme celui d’un conte - ce pays natal, lointain et pourtant obsédant, dont on voit sans cesse revenir les visages, ce « quelque part » où tout reste « gravé », et où « au fur et à mesure que les années passent, les souvenirs prolifèrent comme le cancer ».
Le monologue d’Esther, plein de rancune et de nostalgie mêlées, dit admirablement les fêlures et les zones d’ombre des êtres, leur part mauvaise, même au sein des plus grandes réussites personnelles, et aussi leur fondamentale solitude : « Ô si quelqu’un, peu importe qui, avait pu m’accepter telle que je suis, sans réserve, sans condition, avec les souvenirs de tante Irma et de la Digue !… La vérité !… Toi-même, tu n’en as supporté qu’un aspect, celui qui nous liait, Angela et moi. Jamais, jamais personne ne m’a aidée. »
Le Faon
Magda Szabó
Traduit du hongrois par Suzanne Canard
Viviane Hamy
237 pages, 21 €
Domaine étranger Un cœur dur
février 2008 | Le Matricule des Anges n°90
| par
Delphine Descaves
Après La Porte et Rue Katalin, Magda Szabó explore à nouveau, avec une lucidité inentamée, l’âme humaine et ses ressorts les plus secrets.
Un livre
Un cœur dur
Par
Delphine Descaves
Le Matricule des Anges n°90
, février 2008.