Son père est en train de mourir à l’hôpital, après un accident cérébral (« je sais seulement une chose : c’est moi l’enfant désormais ») et elle vient lui rendre visite quotidiennement. On ne connaît ni leur nom ni leur prénom, et cet anonymat paradoxalement les rapproche de nous, nous aide à nous approprier leurs paroles. Lui, monologue ou pense - le texte laisse planer le doute -devant sa fille aux aguets, revenant sur sa vie d’homme à femmes, de mari et celui - poids magnifique - de père ; sur sa difficulté d’être aussi, sur l’alcool qui a conduit sa vie et sur la dérision de l’existence. Désormais il est « un être qui maintenant a une peur d’enfant, la peur du noir et de la solitude, peur de l’après (…), qui cherche dans la nuit derrière la fenêtre, une lumière, une raison, un sens… mais seuls sont allumés les réverbères. » Elle, écoute ou devine ces mots qui la renvoient à son propre désir des hommes et de leur corps ; et l’agonie du père l’en rapproche encore, lui intimant une sorte d’ordre de vivre, d’urgence, comme dans cette heure passée à la piscine où elle s’offre à un inconnu. Avec une écriture concise et un réalisme sans lyrisme, parfois prosaïque, toujours juste, Emmanuelle Marie (romancière et auteur de théâtre, elle est décédée l’an dernier) saisit la texture de ces jours entre-deux, où une fille et son père, à la fois complices et séparés l’un de l’autre par une réserve intérieure, vivent les derniers moments de leur histoire commune. Le complexe d’Œdipe est ici à la fois pleinement présent et jamais commenté, et c’est toute la vie et ses mouvements parfois infimes qui se glissent dans ces pages, imprimant à ce récit ramassé un pouvoir d’émotion qui n’est pas frelaté.
Les Cils de l’ange d’Emmanuelle Marie
La Différence, 127 pages, 13 €
Domaine français Dialogue muet
mars 2008 | Le Matricule des Anges n°91
| par
Delphine Descaves
Un livre
Dialogue muet
Par
Delphine Descaves
Le Matricule des Anges n°91
, mars 2008.