Dans ces carnets de route qui nous conduisent entre autres en Grèce, au Portugal, en Lorraine, en Belgique, au Luxembourg où vit l’auteur, Gilles Ortlieb cite Fernando Pessoa : « l’essentiel en art, est d’exprimer ; ce qui est exprimé est sans intérêt ». C’est bien de cela qu’il s’agit ici : exprimer au plus juste un moment, un détail, une pensée. L’écriture de chaque note, ici, s’apparente à « fourbir quelques clés miniatures qui permettront d’ouvrir, sans les forcer, quelques serrures miniatures ». On pourrait reprocher à l’auteur une forme de complaisance dans la modestie : les serrures qu’il ouvre ne sont pas si miniatures. De cette errance à travers les villes, les livres, le long des voies de chemin de fer, quelque chose du monde nous est donné grâce, à la fois, à l’acuité du regard du voyageur et à l’exactitude de son écriture. Servi par une maquette élégante, ce viatique est un bonheur de lecture puisqu’il nous permet de « voir » avec la force émotionnelle d’un « ressentir ». Dans son tamis, Ortlieb a ramené quelques pépites cocasses, comme cette description d’un restaurant où « avec niches aménagées dans un paysage de canyons et sur fond de musique cow-boy, tous les membres du personnel, vêtus de chemises à carreaux type western, s’employaient diligemment à parfaire cette illusion de saloon devant un rond-point de la zone industrielle, dans la banlieue de Verdun. » Note suivie, comme en écho, de cette sorte d’axiome : « Le réel, éternel vainqueur aux points. » La cocasserie fait un écho, deux pages plus loin, dans l’image convoquée pour dire le bruit de la neige qui par paquets tombe des toitures : « un bruit si étouffé qu’il ferait plutôt penser à des petits tassements, ponctuels et localisés, de silence. » On l’a compris, notre homme ne vise pas à construire des épopées, enflammer l’imagination du lecteur en brassant des pelletées entières d’exotisme. C’est au plus près d’un quotidien universel qu’il porte son regard de sniper pour pointer une forme de désenchantement comme à Tübingen où « la tour de Hölderlin doit être là quelque part, cachée dans son reflet sur le Neckar, mais vaut-il vraiment la peine de la chercher ? Elle se vend en lampe de chevet dans les magasins spécialisés. » Face à ce réel, il s’agit alors de débusquer le geste et l’expression qui signeront une journée sur terre. Cela tient parfois à peu de chose, comme lors d’une marche sur le rivage portugais la description des promeneurs, ceux notamment qui « conversent longuement avec leur téléphone portable » : le « avec » impose immédiatement le sentiment de la solitude.
Une proximité s’impose avec cette voix qui parvient à ressusciter des impressions inscrites en nous, dans l’expérience commune, par exemple, de la marche : « Marcher, marcher (…) jusqu’à ce que la marche elle-même finisse par se tasser sous les talons, massicotée par son allure même. »
Photographe lexical qui travaille sur le motif, Ortlieb sait marcher sur les pas d’un Baudelaire quand bien même il se trouve en « pays souabe ». S’il y délaisse la passante, c’est dans l’arrière-salle d’un café qu’il tourne son attention vers les serveuses « au mollet ovalement solide ». Les images naissent de ces trouvailles qu’on imagine polies au contact des livres dont les titres émaillent le carnet. Citant une phrase étonnante d’Audiberti, « L’année où nous vînmes ici, j’aperçus un lièvre debout, grand comme un enfant habillé… », Ortlieb dévoile une part de son art : « Tout est dans l’« habillé », évidemment, qui fait aussitôt penser à petit costume, raie à gauche, bottines lacées (…). L’habit ne fait pas le lièvre, mais il l’aide à se tenir debout. » De même, un mot parfois, peut faire tenir le monde debout. Ou nous, dans le monde.
Sous le crible
Gilles Ortlieb
Finitude
73 pages, 12 €
Domaine français Sur le motif
juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94
| par
Thierry Guichard
Par la grâce de l’expression, avec ses notes de voyages et d’errance, Gilles Ortlieb restitue une part universelle du monde. Une leçon d’acuité et d’écriture.
Un livre
Sur le motif
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°94
, juin 2008.