La rencontre entre Ilija Trojanow et le capitaine Sir Richard Francis Burton (1821-1890) a eu lieu alors que l’écrivain bulgare fêtait sa dixième année. Entre ses mains, son cadeau, un livre sur les grands explorateurs. Au détour d’une page surgit un personnage au regard noir et au visage balafré, vêtu d’une djellaba, coiffé d’un turban. Un émir ? Non, Sir Burton, capitaine de l’armée de la Compagnie anglaise des Indes orientales, alias Mirza Abdulha, déguisé en arabe pour accomplir le hajj, le pèlerinage à la Mecque. Vingt ans après cette rencontre inoubliable, Ilija Trojanow décide de poursuivre ce fantôme aux multiples facettes : docteur, poète, ethnologue, linguiste orientaliste maîtrisant 29 langues, traducteur des Mille et une Nuits, du Kâma-Sûtra, maître soufi, explorateur…Comment attaquer un portrait aussi tentaculaire ? Les biographies consacrées à Burton sont légion. Trojanow a choisi la meilleure des voies pour peindre cet être hybride et passionnant, celle de mettre ses pas dans ceux de Burton, cette « mosaïque complexe : homme et démon ». L’auteur conservera cette obscurité à dessein, l’étrange Burton doit le rester. Il lui faudra sept années de travail, parcourir l’Inde, rejoindre la Mecque, traverser le désert à dos de chameau, l’Afrique de l’Est à la rencontre du lac Tanganyika que Burton découvrit avec Speke en 1858. « Que sommes-nous donc sur terre, sinon des voyageurs poursuivant un but suprême ? » demande le cheikh Mohammed Ali Attar à son élève Mirza Abdulha.
Ilija Trojanow ramène de son périple un roman épique de grande facture. Plus qu’une aventure littéraire, un voyage initiatique. Écriture des relents, des odeurs, des peaux parcheminées, de civilisations raffinées et sauvages, Le Collectionneur de mondes détient une dimension presque fantastique tant il nous semble accomplir le voyage au cœur des caravanes. « Parfois, repue, la ville rotait. Tout sentait la bile. Sur le bord de la route, du sommeil à demi digéré menaçait de couler. Une cuillère s’enfonçait dans la chair d’une papaye très mûre, des plantes de pieds transpiraient au retour du marché, dégageant une odeur de coriandre. »
Les Indes, l’Arabie, l’Afrique : dans chacune de ces parties alternent le récit du narrateur et celui d’un personnage témoin. Il y a Naukaram, le serviteur hindou racontant les exploits de son maître, l’écrivain public, « J’ai vu des gens qui semblaient pétrifiés, à croire que ses yeux les avaient ensorcelés », les interrogatoires menés par le gouverneur Abdullah Pacha, auprès de ceux qui ont côtoyé « l’infidèle qui a accompli le hadj et rédigé un rapport à ce sujet », Sidi Moubarak Bombay qui guidera l’expédition de Burton vers la source du Nil… Ces témoignages laissent entendre la voix de ceux que l’on n’écoute jamais, porteur, serviteur. Voici réunis le maître et l’esclave, le noir et le blanc. Cette altérité que Burton vit de l’intérieur à chacune de ses métamorphoses, qui le pousse à se défaire de ses chaînes en accueillant toutes les langues. Il lui faut être l’autre, quitter cette enveloppe d’officier britannique, une peau qui le brûle à chaque pas. « Du haut de son cheval, il regardait les indigènes comme des personnages d’un livre de contes traduits dans un pauvre anglais. (…) Tant qu’il resterait un étranger, il n’apprendrait pas grand-chose ». Il est si différent de ses congénères, attachés à reproduire dans leur colonie toute l’Angleterre et « l’abrutissement poisseux d’une vie vouée au billard et au bridge ». On dira de lui qu’il ne se déguisait pas, mais qu’il se transformait. Ilija Trojanow le suit jusqu’à l’ultime métamorphose.
Le Collectionneur de mondes d’Ilija Trojanow
Traduit de l’allemand par Dominique Venard, Buchet Chastel, 583 pages, 25 €
Domaine étranger Un visage aux mille vies
septembre 2008 | Le Matricule des Anges n°96
| par
Virginie Mailles Viard
Un livre
Un visage aux mille vies
Par
Virginie Mailles Viard
Le Matricule des Anges n°96
, septembre 2008.