Les Américains engagés en Irak s’enlisent chaque jour un peu plus. Depuis l’invasion du pays il y a maintenant cinq ans, ils mènent là-bas une drôle de guerre. C’est cette étrangeté, si l’on peut dire, qui fait l’objet de ce petit livre fort instructif. Un peu comme dans Le Désert des Tartares de Buzzati, les GI’s guettent l’apparition d’un ennemi qui se montre rarement. Peu de combats rapprochés, les « rebelles « , » les patriotes « , » les terroristes « , » les insurgés », c’est selon, frappent à distance. Du coup les soldats, en permanence sur la défensive et dévorés par la paranoïa, suspectent tout le monde. Au principe de cette guerre étrange il y a donc cette consigne dont les guys ont fait leur ligne de conduite : « Les Irakiens ne sont pas nos ennemis, mais nos ennemis se cachent parmi eux ». En corollaire suit cet autre avertissement comportemental : « Soyez polis, soyez professionnels, soyez prêts à tuer tous ceux que vous rencontrez ». Ubuesque, non ? On dirait du Jarry dans le texte, ce n’est pourtant que « le discours standard du corps des Marines, descendu depuis les hauteurs de la hiérarchie ». Cette règle d’or fait donc office de logique, dont le flou cautionne, on l’imagine, les pires dérapages. Mais en haut-lieu on ferme les yeux sur ce qui, pourtant, les crève : les opérations qui virent en exactions, les missions de maintien de l’ordre qui cachent, la phraséologie martiale aidant, des expéditions punitives. Un jour, probablement, ce bilan des « dommages collatéraux » comme on dit pudiquement, trouvera son comptable, qui les révélera méthodiquement. Cela commence déjà avec William Langewiesche. Fin connaisseur du Moyen-Orient où il bourlingue depuis un certain temps, correspondant de guerre de Vanity Fair, il est de ceux qui fouinent dans les placards pour en sortir les cadavres. Après avoir couvert Faloudja, cette zone de guerre dont l’actualité a martelé le nom, il s’est rendu à Haditha, cette ville moins connue théâtre d’un sanglant règlement de comptes*. Là-bas, le 19 novembre 2005, une escouade de Marines en patrouille de routine perd un homme, tranché net par une mine artisanale. En représailles, 24 civils seront exécutés. Car c’est bien d’une exécution qu’il s’agit, malgré le déni en bloc des intéressés galonnés dans la procédure martiale en cours qui les vise. Pas de vindicte, pas de panique, eux parlent simplement d’une riposte.
« Soyez polis, soyez professionnels, soyez prêts à tuer ».
À ceux qui pensent que les forces américaines agissent là-bas en toute impunité, ce livre-témoignage apporte un démenti. Preuves à l’appui, Langewiesche reconstitue les faits avec le détail d’un greffier. Qui a fait quoi exactement ce jour-là, les accusés, les victimes, l’atmosphère qui règne alors, il raconte minutieusement les circonstances de ce bain de sang. L’accumulation des documents et le recoupement sur place des témoignages aboutissent à un dossier accablant. Très fouillée, l’enquête va cependant bien au-delà de la reconstitution d’un drame. L’évocation des faits s’accompagne en pointillé d’une réflexion sur la logique de guerre à l’œuvre en Irak. Interrogeant non pas le pourquoi mais le comment de la guerre, le reporter soulève des questions de fond qui, en vérité, sont des questions de forme. Et la forme de cette guerre, apprend-on, est irrationnelle. La guerre est invraisemblablement conduite par un état-major déconnecté du pays occupé. C’est en raison de quoi les Irakiens qui, n’est-ce pas, ne sont pas les ennemis des Américains, ont maintenant et sans doute pour longtemps la haine de l’Amérique.
* En prolongement, on peut voir Battle for Haditha,
le film de Nick Broomfield.
La Conduite de la guerre de William Langewiesche
traduit de l’anglais par Arnaud Pouillot, Allia, 111 pages, 3 €
Domaine étranger L’art de la guerre
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Anthony Dufraisse
Enquête fouillée en Irak, ce livre d’un grand reporter américain cloue l’US Army au pilori. Édifiant.
Un livre
L’art de la guerre
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.