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Domaine étranger Rome, ville défaite

janvier 2009 | Le Matricule des Anges n°99 | par Sophie Deltin

La volonté de percevoir le monde, sans concession à l’époque, tel est l’enjeu de l’extraordinaire objet littéraire inventé par Brinkmann.

À sa mort accidentelle en 1975, à l’âge de 35 ans, Brinkmann a déjà de quoi devenir un écrivain majeur. Traducteur de la littérature beat qu’il contribua à faire connaître en Allemagne de l’Ouest, nouvelliste, il est certes l’auteur d’un seul roman. Mais trois ans plus tôt, c’est bien à une expérience unique à laquelle ce père de famille sans le sou se sera livré dix mois durant, larguant non sans peine foyer et pays, pour une résidence d’écriture dans la prestigieuse Villa Massimo à Rome. Une expérience pour le moins anachronique si l’on considère combien il s’y place délibérément à l’encontre de la croyance atavique en l’Histoire et de la vénération pour ses ruines. À leur place, c’est un projet fou, impossible, qui occupe tout le devant de la scène intérieure de Brinkmann, et dont Rome, regards, ce journal-album atypique, déverse le précipité halluciné. Comment en effet appréhender le réel (et le consigner) dans sa confuse, incohérente totalité, autrement qu’en se laissant envahir par un chaos diluvien de détails, d’images, de visions et autres impressions « hiéroglyphes » prélevées sur le vif ? A l’inverse donc de toute idolâtrie du passé, « Je veux traverser ce présent, (…) et je veux savoir dans quel état je vis, dans quels instants, et ce que contiennent ces instants, quelles impressions sensorielles, et ce qu’elles renferment. «  » Je veux apprendre à m’exprimer d’une façon neuve » énonce encore celui qui revendique une manière incorruptible aux clichés et à tous ces « patrons de la conscience qu’on décalque » alentour.
Tout devient alors bon à prendre pour ce maniaque de la précision : lettres et cartes postales, cartes routières et plans de ville, photos, factures, tickets… Avec, en prime de ce matériau composite, l’invention d’une langue profuse, aux élans sonores - une langue de liberté, flexible et débordante d’énergie plus de 400 pages durant, qui « funambule » avec superbe sur la ponctuation et la typographie classiques. Dans la lignée d’un Arno Schmidt qu’il admire, son dispositif d’écriture, tout en digressions et black-out impromptus, presque exaspéré à force d’emprunter à tous les genres, est surtout hanté par la volonté de livrer intacte - à lui-même et à ses destinataires, dont sa femme Maleen - la dimension physique, voire électrique, des sensations qui le traversent. Car l’individu Brinkmann, c’est d’abord un système nerveux en alerte, une sensibilité irritée, continuellement en train de veiller et de faire le guet contre « l’énorme laideur du présent » dont en chiffonnier des temps modernes il enregistre pourtant les fragments disloqués. À cet égard la perception du monde qu’il crée, à la fois rigoureuse et décalée, subjective et totale, ne se nourrit pas seulement de l’authentique dégoût qu’il éprouve à l’encontre des « gravats historiques » qui jonchent la ville, mais de « l’oppression », et physique et psychique, que deux mille ans après, ces ruines continuent selon lui d’exercer sur le présent. Un présent littéralement mutilé, car étouffé dans sa poésie et sa sensualité, soit ce que Brinkmann, en franc nietzschéen, considère relever d’un attentat contre la pulsion de vie, la vitalité même.
Un présent mutilé, étouffé dans sa poésie et sa sensualité.
Parce que c’est la vie qu’il défend et soutient, sans compromis possible, plutôt que l’adhésion à des idées usées - qui « s’écoulent putréfiées des gens quand ils parlent » - le regard de Brinkmann est souvent exclusif, partial. Inexorable, il peut même sembler de mauvaise foi ici ou là, mais il s’agit plutôt d’une forme de courage. « Je ne saurais souffrir un monde d’ordures, pas même chez des amis » avoue ce monstre de solitude qui ne songe qu’à élever des murs entre lui et les autres résidents, ces « crasses-bien-pensants ». De ses multiples récriminations contre la culture occidentale, l’État ou le socialisme, on retiendra aussi ses charges contre les déchets, la cohue, l’obscénité des corps, le tutoiement facile, bref toute une vulgarité généralisée qu’en aristocrate de la pensée il interprète comme le signe de la décadence de l’époque - de son « entropie ». À travers ces regards purifiés de tout romantisme et de toute nostalgie - l’anti-Voyage en Italie par excellence - et que restitue avec force une écriture concassée en images intenses et fragmentaires à la fois, les descriptions s’enchaînent, comme des poèmes en prose, qui captent et fixent une attitude mentale.
Outre le sarcasme et la colère rageuse, l’écrivain sait faire part de ses exaltations (sur G. Bruno, Jahnn ou l’expressionnisme allemand) et de ses déchirements. S’élèvent ainsi de façon lancinante l’amour fou pour la femme absente, ou la douleur, celle liée à l’enfant atteint d’une lésion cérébrale et au tragique de ne pas trouver d’endroit où supporter vivre.

Rome, regards de Rolf Dieter Brinkmann
Traduit de l’allemand par Martine Rémon, Quidam éditeur, 464 pages, 28

Rome, ville défaite Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°99 , janvier 2009.
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