Malgré l’avertissement réitéré par Proust dans son Contre Sainte Beuve et le soupçon généralisé que les partisans du Texte (Barthes et consorts) portèrent contre la figure de l’Auteur, il n’en demeure pas moins que certains écrivains ne peuvent être lus sans qu’on associe, à chacune de leurs lignes, leur figure - et leur martyre. Artaud et sa folie éructante, Kafka et ses mariages impossibles, Proust lui-même, comme une momie enrubannée de paperoles griffonnées, dans la nuit calfeutrée de liège… Pour Pavese, il est difficile d’oublier le suicide dans la chambre d’hôtel, la touffeur estivale de Turin, les cachets de somnifère, les quelques mots d’un testament tragique et dérisoire à la fois : « Je pardonne tout le monde et je demande pardon à tout le monde. Ça va ? Pas trop de commérages. » Comme pour Kafka cependant, nous avons l’excuse que son Journal lui-même (Le Métier de vivre) mêle de manière indissoluble, tout au long de centaines de pages, les réflexions sur le métier d’écrivain, les soucis théoriques et esthétiques, et, en une introspection impitoyable, les plaintes répétées, les lancinantes souffrances de la vie privée. C’est que Pavese vit mal, il ne sait où est sa véritable place sur cette terre - et les femmes, surtout, le renvoient continuellement, désespérément, à la solitude. Le drame de l’éjaculation précoce (puisque c’est autour de ceci que tourneront les commérages et les fausses solutions interprétatives) n’est qu’un symptôme, un point de fixation - mais aussi bien le révélateur d’une inadaptation plus profonde, d’une peine-à-vivre : « On ne se tue pas par amour pour une femme. On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, dans notre état désarmé, dans notre néant. »
Pourtant - et c’est bien là l’essentiel - cette continuelle déréliction sexuelle et sentimentale ne l’empêchera pas de créer : écrites entre 1936 (la première édition des poèmes de Travailler fatigue) et 1950 (le suicide), ces deux mille pages, regroupant « tous les livres et rien que les livres publiés par Pavese de son vivant », en témoignent. Pavese n’a jamais, jusqu’au dernier jour, cessé de travailler (suivait-il en cela l’injonction baudelairienne « Il faut travailler, sinon par goût, du moins par désespoir » ?) : il faudrait en effet ajouter aux œuvres ici rassemblées ses nombreux essais littéraires, publiés de manière posthume, et ne pas oublier ses traductions, en particulier de romanciers américains (Melville, Faulkner, Dos Passos…) ainsi que ses tâches éditoriales pour Einaudi, avec qui il collabora dès la fondation de cette maison, qui allait devenir l’une des plus importantes de l’Italie d’après-guerre.
Il faut saluer Martin Rueff, maître d’œuvre de cette édition, qui parvient à nous guider avec attention et perspicacité à travers ce territoire - vaste mais dont les thèmes, les espaces et les personnages peuvent sembler, à première vue, assez limités. C’est qu’il s’agit là...
Événement & Grand Fonds Un homme de trop
Si « le métier de vivre » n’est pas une vocation, il est une fatalité. Cesare Pavese en a fait l’épreuve - dans la souffrance mais avec également l’admirable énergie renouvelée du créateur. Parution de ses Œuvres en Quarto.