sQuarante-trois ans aujour-d’hui, Keith Ridgway avait dix ans de moins au moment d’écrire ce roman et derrière lui une trajectoire de poète et de nouvelliste. Mais il faudra ce roman, son premier, pour que la France le découvre en 2001, année où ces dames du Femina l’accrochaient au tableau d’honneur dans la catégorie « livre étranger ». Un roman qui prend le Dublin natal de l’auteur pour décor. Enfin pas tout de suite, n’allons pas trop vite. La majeure partie du drame - car c’en est un - se déroule bien à Dublin, mais le premier acte, lui, se joue plus au nord de l’Irlande, dans le Monaghan. C’est là, dans cette région vallonnée et pluvieuse, que vivent Grace et Michael. Ils y possèdent une ferme que la brume, souvent, enveloppe. Pour elle c’est une prison depuis qu’elle a perdu l’un de ses fils et depuis que son mari, au pub du coin, bécote un peu trop le goulot. Lui boit, elle trinque. Et rien ne semble devoir changer cette distribution des rôles. Jusqu’à une certaine nuit où, au volant de sa voiture, Grace écrase son alcoolo de mari. « Il y eut un bruit, comme un effondrement, il lui sembla que la voiture se soulevait et retombait brutalement, un coup, puis un autre, comme si elle s’y reprenait à deux fois ». Il meurt sur le coup, nous sommes page 35. Fin du premier acte.
Les 350 pages restantes nous montrent Grace en proie à la culpabilité. Les raisons d’en vouloir à mort à quelqu’un n’ont jamais fait de bonnes justifications morales. Et ce n’est pas parce que le mari est physiquement mort qu’il ne la terrorise plus, au contraire. D’une certaine manière, il redouble de présence ; il habite la moindre des hallucinations de Grace ou, visions plus sournoises de réalisme, fait signe à travers telle ou telle habitude de Martin, le fils auprès duquel elle se réfugie à Dublin. Nous voilà entre les deux, une position qui n’a rien de confortable. D’un côté Grace : minée, ravagée, rongée, tourmentée. De l’autre le fils, un peu fuyant, trop distrait, trop distant, qui nourrit des sentiments mêlés envers un père qui l’avait rejeté à cause de son homosexualité. Amour-haine, vieille rengaine. Au milieu, le lecteur voit ces deux-là se croiser, se retrouver, se perdre de nouveau. Car ils se cherchent avec des paroles maladroites, se ratent, s’observent. Et tout ça sous la pluie, car à Dublin, n’est-ce pas, il pleut beaucoup. « Ça colle à la peau », ça crotte les souliers mais ça ne lave pas l’âme, la pluie.
Aura-t-il lieu ce face-à-face entre la mère et son fils ? Un passage aux aveux aura bien lieu, en effet, mais avant cette révélation-confrontation il y aura nombre de tours et de détours, des rencontres et des malentendus. Et en chemin, plusieurs personnages secondaires feront leur apparition qui ajoutent encore à la confusion des sentiments. Le temps d’une page ou deux on trouve quelques longueurs à ce cheminement, à ces chassés-croisés, pas assez cependant pour gâter ce récit troublant qui devient même haletant avec l’entrée en scène de la police. Plus que la relation mère-fils tout en incompréhension, ce roman dessine le portrait d’une femme « prise dans un tourbillon de situations, incapable de trouver un endroit stable, un centre » ; c’est que la culpabilité ne débouche que sur le vertige. D’une femme qui « va beaucoup plus loin qu’elle ne l’aurait cru ». Une femme qui ne cesse de glisser : « Elle avait tué, elle avait fait cela, elle avait accroché ce mot autour de son cou et il l’entraînait inexorablement vers le bas ». Mauvaise pente est le récit d’une interminable chute dont on se relève ébranlé.
Mauvaise pente de Keith Ridgway, traduit de l’anglais par Philippe Gerval, 10/18, 380 pages, 7,90 €
Poches La confusion des sentiments
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
Anthony Dufraisse
Chronique irlandaise d’une chute annoncée, Mauvaise pente était le premier roman de Keith Ridgway.
Un livre
La confusion des sentiments
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°103
, mai 2009.