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Traduction Olivier Favier

mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103 | par Olivier Favier

Danger de Carlo Bordini

Je n’ai jamais su traduire sans désir. On s’accommode un peu, bien sûr, mais ce qui reste, qui quelquefois vous hante quand vous ne voudriez plus que recréer la distance, ce sont les livres élus, ceux qu’impudemment, imprudemment parfois, vous avez eu l’impulsion de traduire. Quelque chose y gît, pour vous répondre, qu’une simple lecture ne saurait définir : de ce secret, si j’en crois mon expérience, la traduction ne dit pas l’origine, mais elle permet au moins de le mettre à nu. En effet, le traducteur partage ce privilège avec le comédien d’aller jusqu’au bout d’un texte - c’est-à-dire jusqu’au bout de ce qu’il peut lui donner, ce que ne font ni le critique, ni le préfacier, ni le chercheur, aussi talentueux et pertinents soient-ils. Je n’entends pas dire qu’il n’y a aucun danger, et par là aucune expérience singulière, intéressante, à détailler un livre, mais que le lien est autre : il est celui de la confrontation, de la littérature secondaire. Le traducteur, lui, vient écrire dans le texte, comme un comédien joue dans la pièce qu’il doit interpréter, l’un et l’autre traversant l’œuvre comme on le fait d’un océan. Ce faisant, ils sont à la merci des tempêtes qu’ils pourront rencontrer.
En 2006, j’achevai la postface de Giacinta, un classique italien qui m’avait beaucoup éprouvé, me libérant, du moins le croyais-je, des pièges de la dynamique passionnelle, mon grand tourment dans cette période. Je rencontrai une jeune femme quelques semaines plus tard. Son mystère m’attirait irrésistiblement et je finis par apprendre que son destin recoupait celui de l’héroïne du livre. Contre toute attente, bien que j’eusse tout fait pour cela sans même m’en rendre compte, elle réagit à mes avances ambiguës par une promesse d’engagement. Je ne pouvais ni ne voulais y répondre. Je m’enfuis, coupable, conscient d’avoir créé mon piège, et pire encore d’avoir changé un être blessé en victime romanesque. Tandis qu’elle s’apprêtait à me rejoindre à Paris, je me murais dans mon silence.
Durant cette période, je découvris sur le site des éditions Avagliano cette annonce de parution : « Le roman Gustavo de Carlo Bordini est l’histoire d’un homme qui abandonne une femme et sombre progressivement dans la folie. » Je téléphonai aussitôt à l’éditeur. « Oui, bien sûr, répondit-il, je t’envoie le roman, tu sais, je suis avec l’auteur justement, il est très heureux de ton appel. » Je traduisis le livre en trois semaines, et il se produisit un phénomène nouveau. Au lieu de vivre par procuration les questionnements soulevés par le récit - pas toujours, heureusement, avec l’intensité et les conséquences que j’ai décrites - je m’en trouvais libéré. J’appris plus tard de l’écrivain - qui s’en étonnait beaucoup - que d’autres lecteurs avaient fait une expérience semblable. « Quand je ne me sens pas bien, lui disait-on, je lis Gustavo. » C’était pourtant un des livres les plus noirs, des plus lucides, qu’il m’ait été donné de traduire ou de lire, à ce point sans issue qu’il refusait toute conclusion tragique - un récit sans catharsis, pourrait-on dire. La traduction resta dans un tiroir, ma direction de collection s’étant conclue sur la faillite des éditions Farrago. Un jour, Carlo Bordini me laissa ce message : « Olivier, je voulais te dire quelque chose, mais je ne m’en souviens plus, je suis comme Gustavo. » Nous ne nous étions jamais parlés.
Un an plus tard, j’essayais d’échapper aux reîtres d’une jeune femme que je n’aimais pas, mais qui avait fait naître un lien dont elle semblait vouloir user aux seules fins de me faire souffrir. En partie pour me défaire de cette médiocre ironie du sort, je me décidais à quitter temporairement Paris, afin de rencontrer ces inconnus familiers, tous les auteurs que j’avais traduits en trois ans. Ce fut, je crois, l’une des périodes les plus heureuses de ma vie. Avant de quitter Rome, j’eus deux courts rendez-vous avec Carlo Bordini. Lors du premier, il me montra la plaque apposée à la mémoire d’Amelia Rosselli, une poétesse dont il avait été très proche. Au second, il m’offrit des livres, et d’abord ceux des auteurs dont il m’avait parlé. Il répéta : désormais, tu as un ami à Rome, la prochaine fois que tu viens, tu as aussi une maison. Je découvris ses poèmes. Je lus et relus Les Gestes. L’extraordinaire de cette découverte fut tel qu’il n’en perdit rien d’être apparu dans des journées si denses. Je décidai de le traduire, puis je lus toute son œuvre.
Je revins à Rome trois semaines plus tard. Avec simplicité, Carlo Bordini me dévoilait d’autres pans de son monde, me racontait ses amis, dont certains avaient disparu. Je débordais de projets : le jeune homme découragé avait en moi fait silence. Une évidence se fit jour. Carlo Bordini ressemblait à ce qu’il écrivait, me rendant définitivement inintelligible la commode dichotomie entre la vie et l’œuvre. « On écrit pour rencontrer des hommes » disait du reste André Breton. Moi qui avais d’abord traduit des auteurs morts - par goût pour le XIXe siècle, mais aussi par peur d’être jugé, d’être déçu par la rencontre qui pourrait advenir - je compris que, oui, bien sûr, j’avais aussi traduit pour cela. Le reste au fond n’importait guère. De toute évidence, j’avais choisi ce travail pour partager mes découvertes, ce que je considérais être mes aventures. Mais comme dans tout militantisme, seuls l’élan personnel, le moteur psychologique font tenir la distance, pas les convictions.
Lorsque je me rends chez Carlo Bordini, l’ascenseur se referme toujours sur la même plaisanterie : « Guido io ! » C’est moi qui conduis. Il en est ainsi des vraies amitiés. Puisque rien n’est écrit à l’avance, on peut feindre de chercher celui qui mène le jeu : le traducteur s’est changé en lecteur privilégié des ouvrages à venir, l’auteur est devenu le lecteur scrupuleux de ses traductions. Chacun a trouvé sa place et peut dire simplement, sans exprimer de pouvoir sur quiconque : « Guido io ! » Oui, quoi qu’il advienne, c’est bien moi qui conduis.

* Olivier Favier a traduit entre autres Edmondo de Amicis, Nuto Revelli, Luigi Capuana. Poète et prosateur, Carlo Bordini est né à Rome en 1938. Le recueil Danger/Pericolo paraîtra cette année chez Alidades.

Olivier Favier Par Olivier Favier
Le Matricule des Anges n°103 , mai 2009.