Un jour de septembre 1820, dans le comté de Hargita, peu de temps après que le partage des deux tiers du territoire hongrois a été entériné par le traité de Trianon, Ábel Szakállas se heurte à l’inéluctable. Jeune représentant des Sicules (l’une des minorités ethniques de la Transylvanie désormais soumise à l’autorité des Roumains), Ábel doit, bon an mal an, renoncer au confort maternel de l’humble chaumine familiale. Au détour d’un dialogue où affleure une tendre rivalité, son père Gergely, homme aguerri et malicieux, lui apprend qu’il l’a fait engager comme garde forestier sur le Hargita. Doté d’une chèvre, d’un matou, de deux poules et d’un « sacré esprit de repartie », Ábel va devoir affronter la solitude toute relative d’une maison de guingois plantée à la lisière des terres boisées de ses ancêtres magyars. En versant dans la contemplation un rien parodique d’une nature luxuriante, Ábel dans la forêt profonde entraîne le lecteur au cœur d’improbables péripéties scandées par d’irrésistibles asticotages oratoires.
Employé par de vénaux propriétaires, Ábel Szakállas, âgé de 15 ans seulement, a pour tâche quotidienne de vendre bois de chute et bois de fente, d’encaisser l’argent et d’établir des factures en double exemplaire. À défaut de « gauler les étoiles », de se « bercer incontinent dans la joie » méditative, l’antihéros d’Áron Tamási côtoie non seulement une flopée de charretiers, mais aussi, pêle-mêle, des sacristains, un Roumain interlope, un « soldat glouton », quelques chasseurs et un simple d’esprit. Au contact de cette faune bigarrée, Ábel fait, littéralement et métaphoriquement, ses armes. La trouvaille explosive de cassettes contenant deux fusils, des cartouches et « douze courges noires en fer », le troc de quelques cordes de bois contre des fascicules de Nick Carter, des bénéfices frauduleux, le mort et diverses agapes constituent une partie des étapes de ce récit initiatique extravagant. « Et je fis bien de regarder par la fenêtre, car je vis une scène comme je n’en avais jamais vue nulle part. Précisément : le moine cocher avait accroché ses bottes à son cou et il dansait autour de la voiture comme s’il était à une noce. »
Si Áron Tamási se joue immanquablement des genres, mêlant l’absurde et le sérieux, à l’instar de ses contemporains Deszö Kosztolányi et Frigyes Karinthy, il n’en décrit pas moins une microsociété « faillible et souffrante ». Bien qu’il soit quelque peu éloigné des accès mélancoliques du Lenz de Georg Büchner et de l’optimisme ironique du Candide de Voltaire, Àbel dans la forêt profonde, texte comptant parmi les classiques hongrois les plus lus, porte un regard franc sur notre commun destin de captif. À travers le personnage d’Ábel - ermite non exemplaire oscillant entre le rêve, le rire, les pleurs et des pensées caduques ; « grand amateur d’eau-de-vie » et de causeries -, Áron Tamási offre une méditation à la fois drôle et douce-amère sur l’humaine condition. N’ayant commis aucune bravoure, n’ayant sauvé ni corps ni âme, riche de sa seule verve, il se pourrait bien qu’Àbel figure l’impossible légende de l’homme moderne, cette « babiole bien fragile » : « Au printemps, il éclôt et s’ouvre comme une fleur ; l’été, il se charge de fruits en chantant et ne cesse de produire des choses monnayables, y compris lui-même ; ensuite, arrivé à cette saison, à la queue de l’automne, l’huile lui fait tout à coup défaut comme aux moteurs, il reste là, roues, sifflet et toute sa machinerie à l’arrêt, tel un objet inutile. »
Ábel dans la forêt profonde d’Áron TamÁsi
Traduit du hongrois par Agnès Járfás
Éditions Héros-Limite, 300 pages, 20 €
Domaine étranger Éveil sylvestre
octobre 2009 | Le Matricule des Anges n°107
| par
Jérôme Goude
À travers un roman d’apprentissage déraisonnable, le Hongrois Áron Tamási (1897-1966) conte les tribulations d’un garde champêtre volubile et roublard.
Un livre
Éveil sylvestre
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°107
, octobre 2009.