La maxime « Et s’il avait mérité sa vie ? », question rhétorique, ô combien morale et indigente, que Sartre eut l’outrecuidance d’énoncer dans son essai sur Baudelaire, ne saurait servir d’alibi psycho-existentiel aux lecteurs de Dépendances du Hongrois Géza Csáth. Quelle que soit la forme qu’elles revêtent - lettres, aphorismes ou journaux intimes -, les confessions d’un auteur n’ont une réelle portée significative qu’au regard de son œuvre. Si Mon cœur mis à nu corrobore le génie contradictoire d’un poète qui avoue qu’il aura jusqu’au bout le « cynisme absolu de (son) désir », Dépendances (sous-titré « Journal des années 1912-1913 »), par sa précision froide et clinique, éclaire l’érotisme obsessionnel et la cruauté psychique. Des « Notes sur l’été 1912 » aux documents annexes adressés à son cousin Dezsö Kosztolányi en 1919, Géza Csáth s’adonne à la dissection scripturale, fusse-t-elle « jeu », du « moindre ressort » de sa vie médicale, sexuelle et addictive.
Le 29 mai 1912 - date inaugurant Dépendances -, accompagné de son frère Dezsö Brenner, Géza Csáth quitte Budapest et s’installe à Stubnya (Slovaquie) où il officie en tant que médecin psychiatre dans un établissement thermal. Peu enclin aux « conventions stupides » de la tragi-comédie sociale, volontiers « froid, arrogant ou réservé », il privilégie la compagnie de Deszö. Les deux frères se promènent, jouent du piano, parlent de leurs amies respectives, Olga et Blanky, et se font nuitamment la « lecture des écrits de Casanova ». À cause des prises irrégulières de Pentopan, substitut de la morphine dont le but est d’ « enrayer le désir sexuel » et de « soulager les angoisses matérielles et morales », Géza Csáth souffre d’un regain de libido et trompe l’absence d’Olga en tringlant femmes de chambre, « petite(s) dinde(s) capricieuse(s) » et patientes hystériques. Le premier pan de Dépendances, à savoir l’année 1912 à Stubnya, est tout entier placé sous le signe de la crudité compulsive du coït. Que ce soit avec Olga, sa future épouse, ou bien avec une conquête éphémère, Csáth varie les positions, s’enorgueillit de l’intensité orgasmique et n’omet aucun détail : « Nous nous déshabillâmes tous les deux aussi vite que nous pûmes. Puis j’introduisis un suppositoire de Vaginol à l’intérieur de sa douce petite chatte, et cinq minutes plus tard, sans ménagement, avec un désir irrésistible, soulevant son petit chemisier de baptiste, je pénétrai son épaisse toison noire. »
Plus encore qu’à Casanova, l’aberrante appétence sexuelle de Géza Csáth fait immanquablement songer au personnage mythique de Don Juan, au mille e tre et à l’odor di femina. L’ombre coercitive du père d’Olga à la statue du Commandeur. Tantôt objet d’idolâtrie, tantôt objet de dégoût, Olga va elle-même progressivement, dans ce qui pourrait s’apparenter à un délire de persécution, se transformer en « femme abominable ». En Elvire indésirable. Insidieusement traqué par l’angoisse - l’angoisse qui, selon Jacques Lacan, est le seul affect qui ne trompe pas -, Géza Csáth s’obstine, en vain, à vouloir « duper (ses) misères terrestres » : la peur du mariage, la manque d’argent, etc. Aux coïts successifs et dénombrés s’ajoute l’usage de « poisons narcotiques » : morphine, codéine, véronal, opium, etc. « Histoire de mon addiction à la morphine », texte inséré à l’intérieur du journal, raconte la naissance de cette « passion » morbide qui, malgré le peu d’ « euphorie », les maux physiologiques et une cure au sanatorium Liget de Budapest en octobre 1913, aura sans cesse raison de l’écrivain hongrois : « Mais finalement il a fallu repartir, et les problèmes sérieux, nervosité physique terrible, sentiment de peser des tonnes, etc. etc., tout cela sur fond d’une angoisse pour l’avenir martelée comme une litanie pesante, m’a poussé à nouveau vers le poison. »
Il s’obstine à vouloir « duper ses misères terrestres ».
Émaillé de « calculs complètement futiles, de vagues plans pour le moi à venir - des petites listes stupides et illusoires, des états de service brillamment comiques », Dépendances, a contrario du Journal de Kafka, voire du Journal d’un écrivain de Virgina Woolf, laisse peu de place aux processus de création et à la genèse textuelle. Hormis quelques allusions littéraires - allusions à certains de ses textes ou à des auteurs tels que D’Annunzio ou Conan Doyle -, Géza Csáth se livre surtout à une vertigineuse combinatoire de chiffres et de lettres. Comme l’écriture de la nouvelle prémonitoire intitulée « Suicides d’artistes » (Gallimard, 1992) l’écriture de Dépendances fut peut-être, pour Csáth, une manière de « canaliser » le réel d’un désarroi alimenté par le deuil impossible d’une mère trop tôt disparue… une ultime chance de différer par le chiffrage et la symbolisation les ravages d’une pulsion qui peut pousser chacun à l’inéluctable : l’homicide passionnel et le suicide.
Dépendances de Géza CsÁth
Traduit du hongrois par Thierry Loisel, L’Arbre vengeur 268 pages, 15 € (en librairie le 20 octobre)
Domaine étranger Le festin de chair
octobre 2009 | Le Matricule des Anges n°107
| par
Jérôme Goude
Graphomane, érotomane et morphinomane, Géza Csáth (1887-1919) mit ses passions mortifères à nu dans un journal sulfureux.
Un livre
Le festin de chair
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°107
, octobre 2009.