En 1996, Herbert Huncke quittait New York les pieds devant, saturé de barbituriques, d’amphétamines, de haschich et d’héroïne, de morphine extorquée grain par grain aux pharmaciens complaisants, de benzédrine à l’occasion. Il venait d’y passer 57 ans, au coin de Time Square et de la 42e avenue. New York lui tenait lieu de marâtre et de maîtresse, nourricière et rancunière, infréquentable et indispensable. Du trottoir à l’hôpital, de l’hôpital à la rue puis de la rue à la prison, propulsé de l’opulence à la misère au gré des larcins et du cours fluctuant de la drogue, Huncke partagea avec mille personnages les joies sans bornes de la défonce quotidienne. Et fut aussi accro à la came qu’aux amitiés étranges, rencontres de l’aube ou de la nuit noire. D’abord, bien sûr, Burroughs, qu’il détesta sur le coup, le prenant lors de leur première rencontre pour un agent du FBI en civil, mais avec qui il partit quand même, en 1947, cultiver la marijuana à perte de vue dans un patelin du Texas. Puis Kerouac et Allan Ginsberg, dont il fut ami très proche et néanmoins dealer attitré, et à qui il aurait révélé le sens du terme beat, empochant en retour l’honneur de figurer dans les classiques du genre il est le Hassel de Sur la route, et inspira largement Junky, le premier roman de Ginsberg. Enfin, il y a ces centaines d’ombres croisées, parfois anonymes, compagnons de cellule ou d’asile, acheteurs ou marchands, amours des deux sexes, aimés, trompés, haïs, immortalisés en une série de portraits courts et percutants comme des polaroids, dont ils ont l’immédiateté et la naïveté de rendu. L’autobiographie d’Herbert Huncke n’est pas l’autopsie nostalgique d’une mémoire, mais bien une succession d’instants figés en plein vol. « Je ne peux que demander à être cru », souffle-t-il comme en s’excusant.
Une question, soudain : comment diable un type aussi cramé par la came, aussi occupé à brûler la vie par les deux bouts, réussit-il à atteindre l’âge vénérable de 81 ans en passant à travers les gouttes celles, acides, qui suintent au bout des seringues ou roulent sur les joues C’est peut-être une force de vie magistrale, ancestrale, redoublée par le réconfort puissant de l’écriture, préservée par la créativité ambiante (Huncke savait s’entourer) ou encore, qui sait, par la drogue elle-même. C’est peut-être aussi la perspective d’avoir un combat social à mener, une lutte pour la reconnaissance de tous ceux qui sont si foncièrement en marge de tout et si intimement mêlés au centre, à l’essentiel : « Je n’ai nul désir de m’intégrer ou de me fondre dans les prétendues normes de la société actuelle, ni de reconnaître pour un instant qu’elle est autre chose qu’inadaptée. »
Un réalisme foisonnant mais sans effets de style, introspectif et sans mensonges.
Herbert Huncke ne fut pas un prosateur de génie. À un niveau purement littéraire, les quelques exemples d’écriture automatique rassemblés dans ce recueil (« Textes inédits ») sont largement plus fascinants que la rythmique syncopée, cadencée (un écho de ses pas ?) par l’usage itératif des tirets, qui modèle l’autobiographie proprement dite. Il y a quelques instants de poésie pure, comme pendant cette nuit d’Halloween, à la percée d’une détresse palpable : « Le désir de mourir et d’échapper à mes semblables s’est mis à m’obséder de plus en plus j’ai pris à maintes reprises une conscience intense de la beauté du monde et de mon inadaptation et de ma bassesse ignoble sachant que j’étais absolument indigne ne serait-ce que d’entrevoir le pur miracle d’une fleur à la couleur délicate le rougeoiement de l’aurore la blanche splendeur de la lune la féerie de la mer un arbre un rocher un brin d’herbe. Bientôt, je me suis fait voleur (…). J’étais libre d’opter pour l’ombre et de plonger au cœur de ce que j’en vins vite à tenir pour la réalité élémentaire, éveillée à l’origine à l’aide d’opium magique. » Au fil de près de cinq cents pages, quelques longueurs sont parfois repérées, aussitôt pardonnées ; difficile exercice, en effet, que de reformuler sans répétitions l’éternelle scène de fixe (« Elise m’a demandé si j’avais un peu de schnouf et Ed a dit qu’il voudrait bien prendre un doigt d’amphètes. Comme ça se trouvait, j’ai pu les satisfaire tous les deux et nous nous sommes tous trois défoncés. »)
Remarquable est la promptitude avec laquelle, sa vie durant, Huncke sut dégainer papier et crayon, souvent dans des conditions plus que pénibles, révélant en contrepoint une croyance dans les pouvoirs occultes de la littérature. En filigrane, le parti pris d’un réalisme foisonnant mais sans effets de style, introspectif et sans mensonges : nu. Huncke fut, et demeure, la mémoire écorchée vive de la Beat generation, dont il décrit les affres et les extases avec une transparence dont ne furent pas forcément capables tous ceux dont l’Histoire a mieux retenu les noms.
Coupable de tout de Herbert Huncke
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié
Seuil, 468 pages, 24 €
Domaine étranger Zéro héro à l’infini
janvier 2010 | Le Matricule des Anges n°109
| par
Camille Decisier
Source d’inspiration des écrivains beat, Herbert Huncke a laissé une autobiographie intoxiquée et passionnante, dont c’est la première traduction française.
Un livre
Zéro héro à l’infini
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°109
, janvier 2010.