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Domaine étranger Le vertige de l’exil

janvier 2010 | Le Matricule des Anges n°109 | par Sophie Deltin

Ardu mais passionnant, l’essai de Claudio Magris nous plonge au cœur de l’œuvre de Roth dans son dialogue avec la littérature juive.

Le livre est sorti en Italie il y a déjà trente-huit ans. Il aura fallu attendre l’occasion du 70e anniversaire de la mort de l’écrivain autrichien (1894-1939) pour le voir traduit en français. C’est peu dire que la connaissance étayée et pointue des textes, la précision imposante de l’analyse placent cet essai d’intelligence autant que d’intuition au niveau d’une somme de référence. En se livrant à une véritable entreprise de dissection sur l’œuvre de Roth, l’écrivain et germaniste italien Claudio Magris, auteur du grand Danube, et qui vient récemment de recevoir le prestigieux prix de la Paix des libraires allemands, met en lumière la foisonnante complexité du grand Autrichien, hanté toute sa vie par ses origines perdues. Né de parents juifs près de Brody en Galicie, une province orientale alors à la frontière entre la vieille Autriche et la Russie, Joseph Roth aura été avant tout un homme déraciné par la perte inaugurale de la Heimat qui opère, selon l’une des thèses fondamentales de Magris, à deux niveaux, à deux échelles complémentaires. Elle renvoie d’abord à l’effondrement, dans le sillage du couperet de la Grande Guerre, de l’Empire austro-hongrois, sorte de macrocosme rassurant par son cosmopolitisme et sa liberté d’esprit. Elle tient aussi, cette fois à une échelle plus microscopique, à la désagrégation du shtetl, la « petite ville » juive-orientale que Roth dans son exil même, va transfigurer en un foyer organique et harmonieux, seul garant de l’unité de sens du monde.
Joseph Roth, dans l’angle mort de l’Histoire.
Dans cet exil qui le conduira toujours plus à l’Ouest de Vienne à Berlin avant de fuir à Paris le jour même de l’accession au pouvoir d’Hitler et qui marque son entrée forcée dans l’Histoire occidentale, industrielle, sécularisée et encline à l’ivresse meurtrière du nationalisme, c’est donc tout ce concentré de liens, de valeurs ancestrales et de « petites histoires » racontées dans l’intimité du foyer, dont Roth se voit brutalement coupé, qu’il ressuscitera alors dans son œuvre entière, à travers nombre de thèmes, de symboles et de motifs. D’où la pertinence des échos que Claudio Magris parvient à dégager entre l’écrivain autrichien et cette tradition littéraire yiddish avec des auteurs tels que Mendele Moïcher Sforim, Cholem Aleichem, Peretz, Isaac Bashevis Singer mais aussi Saul Bellow ou Bernard Malamud. Échos multiples, parfois indirects ou lointains, mais toujours vibrants d’une profonde inspiration envers un sentiment commun de l’ordre, de la hiérarchie, de la Loi. On retiendra ainsi, et entre autres, la continuité du thème de la « pietas » familiale, avec la célébration d’un patrimoine fondé sur la fidélité à des gestes quotidiens et des rythmes de vie. Autre « structure portante » de l’œuvre narrative de l’auteur de La Marche de Radetzky, le rapport père-fils qui fait de la génération des pères les seuls dépositaires de la solidité et de l’intégrité des valeurs, et par conséquent les seuls capables de soutenir leurs fils faibles, menacés par l’insertion dans la société moderne, anonyme et désorientée.
C’est d’ailleurs ici, en toile de fond du thème récurrent de « l’odyssée » du Juif errant vers l’Ouest (d’Hôtel Savoy à La Fuite sans fin), que perce la vision très critique, ultra pessimiste de l’Histoire, l’autre nom chez Roth de la décadence. Renvoyant à l’essai Juifs en errance et au roman Le Poids de la grâce, Magris, qui rapproche Roth aussi bien de Kafka que de Musil ou de Broch, livre des pages lumineuses sur ce processus mortifère, l’aliénation que constitue l’assimilation du Juif d’Europe orientale dans la multiplicité chaotique d’un monde factice, privé de toute perspective verticale. Pour celui comme Roth qui n’aura jamais été « à sa place », l’Ostjudentum devient ce point indemne, cette référence « métahistorique » qui ne tire sa validité que de poser le point de vue de l’utopie. Car c’est bien de là, un angle de vue qui est tout aussi bien un angle mort de l’Histoire, que Roth peut donner à voir le vide et le désarroi du présent dans lequel il vit. De façon analogue, le « mythe habsbourgeois » ne signifie pas tant une idéalisation du passé Magris rappelle avec justesse l’ambiguïté de la nostalgie rothienne à l’égard de la felix Austria, soit ce que lui-même reconnaîtra finalement comme une illusion trompeuse, « construite sur le néant » que le moyen de rechercher l’ « unité intègre et compacte » du judaïsme d’Europe orientale.
Loin d’où ? sinon de ce lieu finalement irréel, cette origine d’avant le cycle violent et destructeur de l’Histoire, où l’individu était encore accordé et intégré à une totalité épique, et dont Joseph Roth, en tragique « chroniqueur de la fin », aura dû prendre congé sa vie durant, sombrant peu à peu dans un lent suicide à l’alcool, jusqu’à sa mort à Paris un jour de 1939.

Loin d’où ? de Claudio Magris
Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Seuil, 470 pages, 26

Le vertige de l’exil Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°109 , janvier 2010.
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