Huit décennies ont passé depuis la publication de ce livre de Nella Larsen aux États-Unis en 1929. Passing pour le titre original, Clair-obscur pour la traduction, débute par les retrouvailles entre deux amies, Irène et Claire, deux métisses. Irène a épousé un Noir. Claire est « passée » de l’autre côté. Elle s’est mariée à un Blanc raciste, John Bellew. Ignorant tout du sang de Claire, il la surnomme Nèg’. Pour plaisanter. « Quand nous nous sommes mariés, elle était blanche comme un lys, explique un jour Belley à Irène et à une autre amie, elle aussi métisse, venues prendre le thé. Mais je soutiens qu’elle devient de plus en plus noire. Je lui dis que si elle n’y prend pas garde, un de ces jours elle se réveillera pour se découvrir négresse ».
Trois ans plus tôt, Nella Larsen avait publié Quicksand et déjà, la question de la race et de la rencontre impossible dans une société ségrégationniste était posée. Souvenons-nous que dans l’Amérique de ce temps, les Noirs ne sont des citoyens libres que depuis la fin de la guerre de Sécession et que les lois Jim Crow aggravent considérablement leur situation en instaurant une société séparée.
Avec Clair-obscur, Nella Larsen, elle-même métisse (mère danoise et père des Iles Vierges), bousculée toute sa vie par le « jeu » des couleurs, signe une forte introspection avec le portrait complexe de ses deux héroïnes. Avec une littérature capable de jongler avec les états de l’âme et de l’amour, les climax (on pense à cette scène inouïe où John Bellew débarque au milieu des trois métisses réunies autour du thé), Nella Larsen explore la psychologie des deux femmes. Elle fouille ce dilemme de la race, du passage dans un sens, et finalement dans l’autre. Un jour, en effet, Claire, exprime ce besoin de retrouver sa communauté. Et à partir de cette nécessité soudaine, où tout va se nouer, Nella Larsen construit un livre au style fluide et à l’intrigue tendue dont l’issue tragique reste toutefois ouverte pour l’interprétation.
Roman de l’identité, du désir, de l’ambiguïté aussi, Clair-obscur est un rasoir sur le fil duquel Nella Larsen, née en 1891, disparue en 1964 invite le lecteur. Nella Larsen fut une figure de la Renaissance de Harlem, le New Negro Mouvement un mouvement d’avant-garde d’inspiration panafricaniste, socialiste, engagé contre le racisme. On la sent souffrir, se mettre en colère, espérer, s’émerveiller derrière chaque constat, chaque interrogation, chaque mot de ce livre.
Comme elle, Irène et Claire sont, et noires et blanches. Peut-être et malgré elles, ne sont-elles, ni noires, ni blanches. D’autant plus prisonnières d’un no man’s land génétique qu’elles sont femmes, coincées dans un ordre où l’homme blanc condamne et où l’homme noir fait avec la situation même s’il l’analyse avec lucidité. Dès lors, le malaise, les doutes, le questionnement, tout vibre dans ces pages qui disent un mal-être, un déchirement, une obsession de la couleur « ébène », « ivoire », « acajou » et au fond une violence intime. Comme si, hélas, le livre dressait un terrible état des lieux et surtout, annonçait que jamais nous n’allions pouvoir sortir de cette question du pauvre pigment, de la forme, du corps. Le « corps traditionnel » comme d’aucuns osent dire aujourd’hui encore. Le corps légitime en somme, contre celui qui ne le serait pas.
Clair-obscur de Nella Larsen
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Guillaume Villeneuve, préface de Laure Murat, 192 pages, 17 €
Domaine étranger Couleur sang
avril 2010 | Le Matricule des Anges n°112
| par
Serge Airoldi
Publié en 1929, ce roman de Nella Larsen explore la question de la race, de la frontière entre les couleurs de peau, avec comme toile de fond la société ségrégationniste américaine.
Un livre
Couleur sang
Par
Serge Airoldi
Le Matricule des Anges n°112
, avril 2010.