Avec Litanies de la mer se termine la publication de l’œuvre de Saint-Pol Roux, chez Rougerie, une maison d’édition spécialisée dans la poésie, et dont le fondateur, René Rougerie, vient de disparaître, à 84 ans, pris d’un malaise dans une librairie de Lorient où il était justement venu déposer des exemplaires de Litanies de la mer. Commencée il y a quarante ans, et inaugurée avec Le Trésor de l’homme, cette entreprise - rendue possible, outre l’abnégation de René Rougerie, par le travail et le dévouement de Gérard Macé, puis d’Alistair Whyte et Jacques Goorma - se clôt donc sur ce vingt-deuxième volume, et la mort de son initiateur.
Étrange intersigne qui semble faire écho à ceux qui jalonnèrent la vie de Saint-Pol Roux, qui vécut quarante ans dans le XIXe siècle et quarante ans dans le XXe, débuta avec Golgotha (1884), écrivit La Dame à la Faulx, sortit miraculeusement indemne des ruines de l’église Saint-Gervais détruite par un obus allemand en plein office des Ténèbres, le vendredi saint 1918. Celui qui disait qu’« un poème est la cristallisation d’un intersigne » vit aussi mourir deux de ses fils, sa femme, et avait encore à connaître les terribles événements du 23 juin 1940, lorsqu’un soldat allemand tua sa servante et le laissant pour mort, viola sa fille, Divine. Puis c’est son œuvre qu’il verra assassinée, quand rentrant un jour de l’hôpital où sa fille était soignée, il constata que tous ses manuscrits avaient été brûlés, déchirés, piétinés, éparpillés. Il en mourut de chagrin en quelques jours (18 octobre 1940).
Drôle de destin donc que celui de Saint-Pol Roux, né Pierre-Paul Roux, près de Marseille, en 1861, monté à Paris pour des études de droit mais se mêlant vite au monde et aux manifestations littéraires de la fin de siècle. Mallarmé le sacre « son fils », les symbolistes l’accueillent, il est dit « Le Magnifique », et participe à la fondation du Mercure de France. Mais c’est la solitude des Ardennes qu’il va choisir pour écrire La Dame à la Faulx avant de partir s’isoler en Bretagne, dans une chaumière d’abord, à Roscanvel, puis sur le promontoire de Camaret, face à la mer d’Iroise, dans un shakespearien manoir à huit tourelles, qu’il put faire édifier grâce à l’héritage paternel.
Un parcours qui ressemble à l’œuvre, elle aussi partagée en deux temps. Du premier, il faut retenir les trois volumes des Reposoirs de la procession - La Rose et les épines du chemin ; De la colombe au corbeau par le paon ; Les Féeries intérieures. Commençant avec l’aube, suivant le cours du soleil et s’achevant avec les étoiles, chaque tome réunit des poèmes en prose dont la langue rythmée et assonancée n’est pas sans évoquer celle de Baudelaire, s’adaptant aux « ondulations de la rêverie » et aux « soubresauts de la conscience ». Puis, de 1907 à 1940, ce sera le silence. Saint-Pol Roux renonce à publier. Écrivant sans cesse, reprenant, raturant, il entre dans le tissage infini d’une parole relevant d’un verbe total mais dont il ne nous reste aujourd’hui, pour les raisons qu’on sait, que des bribes et des brouillons - « œuvre en miettes » (G. Macé) ou en éclats. De La Répoétique, le grand livre longtemps rêvé et resté en chantier jusqu’aux Glorifications et à La Besace du Solitaire, c’est un nouvel Évangile poétique que Saint-Pol Roux cherche à rendre audible. Pour lui le temps ne peut plus être aux « sonnets contre la cheminée ». Il faut bousculer les vieilles habitudes, l’étroite raison. « L’art véritable est anticipateur. » Le vrai poème c’est « l’orgue de la forêt primant le rossignol traditionnel de l’égoïsme ancien ». Il faut effacer les frontières entre le monde sensible et l’inconnu qui nous cerne. Dans ce que nous nommons la réalité matérielle sont cristallisées des idées, et la parole du poète doit en proférer la synthèse visible. Car l’art ne saurait être soit réaliste, soit idéaliste. Il doit être « idéoréaliste ». Et c’est l’image qui doit révéler ce rapport secret. « Par l’idée venue du mystère et l’image arrivée de la nature, se fait la conjonction nécessaire. » Le poète n’ajoute rien, il met en place. « La création du poète est donc une surcréation » - ce qui explique pourquoi André Breton avait reconnu en Saint-Pol Roux son maître, « le seul authentique précurseur du mouvement dit moderne », à qui il dédia Clair de terre.
La surcréation, c’est « tout le chaos informulé du monde rendu clair par ce médiateur qu’est le poète ». À l’image de Dieu créant le monde en parlant, « le poète continue Dieu ». Il est celui qui nomme - « O choses : étables hospitalières aux caravanes de mystère » -, et déclenche les « féeries intérieures ». « Membrées de rythmes universels, globulée de mots actifs, le cœur l’animant, l’esprit la disciplinant », voilà la poésie dont rêve Saint-Pol Roux. Elle doit être « l’hermaphrodisme succédant à l’aphrodisme. » C’est l’homme océanisant sa goutte d’eau, c’est l’analogie poussée jusqu’au vertige baroque, ce sont les litanies, ce langage incantatoire, ces poèmes à lire par les oreilles parce qu’il n’y a de verbe que vivant, et de poème qu’à travers une plasticité parcourue de rythmes. La poésie doit sortir du livre, retrouver la parole formulée, rejoindre Orphée, le poète qui chante. « La poésie dans les livres c’est de la préhistoire, l’époque des empreintes et des signes. Les poèmes souffrent sur les pages, épinglés comme les papillons d’un collectionneur. Otons l’épingle, le papillon repartira vers les fleurs de la vie. » La parole contre l’écriture.
Magnifier la vie, chanter les lieux et les êtres, le soleil et les alignements mégalithiques. C’est qu’il s’agit toujours de célébrer l’identité première du verbe et de la lumière, de chercher une équation avec l’Inconnaissable, d’apprivoiser l’Insaisissable. D’où le grand intérêt de Saint-Pol Roux pour la science, son admiration pour Einstein ou Niels Bohr, son désir constant de recueillir « les divisibilités entremêlées » résultant du heurt entre les noyaux des mots, et de les transfigurer. Il fut incompris, disait qu’il se sentait le contemporain des gens à venir. « C’est à eux que je parle, c’est pour eux que je pense. »
« Coaguler l’abstrait, iconiser l’absolu, figurativer le mystère, organiser l’invisible, meubler l’espace, coloniser l’inconnu sont la neuve ambition du génie. » Saint-Pol Roux en fut un, à l’optimisme visionnaire, à l’emphase illuminatrice, au tempérament éminemment solaire. Un génie encore trop méconnu dont l’œuvre vous attend.
Litanies de la mer de Saint-Pol Roux (précédées de Pour une cathédrale du verbe, par René Rougerie), éditions Rougerie, 21 €
Poésie Harpe vivante
avril 2010 | Le Matricule des Anges n°112
| par
Richard Blin
Un verbe magnétique, une vie passée à retrouver les pouvoirs perdus du poème, Saint-Pol Roux le Magnifique fut l’un de nos poètes les plus originaux.
Harpe vivante
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°112
, avril 2010.