Fondée par Olivier Gallon et Laurent Pinon en 2006, La Barque publie au rythme de croisière de deux numéros par an. Rectangle gris anthracite, qui rappelle un simple bassin, ou l’amorce d’une écluse, elle s’ouvre cette fois-ci par une citation appropriée de Beckett : barque en forme de dernière bande d’une idylle où « nous dérivions parmi les roseaux et la barque s’est coincée. Comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! (Pause) Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle », à laquelle vont répondre doublement les quatre cents pages de cette livraison. D’une part, par l’exemple des vingt lettres à Belisa (1970) du cinéaste portugais Joao César Monteiro, lettres parfois d’étreintes, sous le presque signe du futur Fragments d’un discours amoureux de Barthes, entrecroisant la relecture de Racine et quelques propos légèrement scabreux. Cela donne : « Votre genou est joli parce que vous regarder m’émeut, et si je suis ému lorsque je vous regarde c’est parce que votre genou est mon prétexte sentimental. Et pas seulement ». D’autre part, la barque répond aux soupirs des roseaux, car elle se place aussi sous le signe de l’ondulation sonore : des cinq textes attachés au répertoire du tango argentin d’Adriana Varela, à la frappe mécanique de la vieille machine à écrire dont témoignent les dessins minimalistes de Philippe Van Cutsem. Le choix de poèmes d’Huguette Champroux (auquel s’ajoute un CD de lectures et d’expérimentations sonores), disparue il y a quelques années, participe également à l’inflexion musicale : si elle écrit « Est-ce un texte mat. N’a peut-être pas / un rapport vague, avec la vague. Donc essouflé ? », le premier paragraphe s’ouvre pourtant dans un rythme lancinant de fado : « La nuit des figuiers une rue après que le vent du sud n’eut laissé à l’oreille qu’un faible appui sur la mer et que la boue occupe bord à bord son commencement… »
Plus loin les traductions cadencées selon 14 syllabes de Moondog (1916-1999), « compositeur américain de légende… » dont on ne saura hélas pas plus, ont l’effet ras d’une musique répétitive littéraliste (!), parfois peu convaincante : « 12. Elle achète une couverture pour couvrir sa banquette ; / la couverture était jolie : elle l’a recouverte. » On y préférera les notes réflexives de Quiet Music dues à Christian Wolff, élève de John Cage et proche de Morton Feldman. Ou encore le choix du trop méconnu poète coréen Yi Sang ou celles du polonais Edward Stachura : « Je viens de passer la nuit (…) / personne nul ne me demande - comment marchais-tu / comment est-ce que tu marchais à travers le feuillage noir ».
La Barque N°6/7 427 pages, 25 € - 51, rue de Paradis 75010 Paris (revuelabarque@yahoo.fr)
Revue Une yole sonore
mai 2010 | Le Matricule des Anges n°113
| par
Emmanuel Laugier
Une yole sonore
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°113
, mai 2010.