Face à cette œuvre volumineuse, nous ne pouvons nous empêcher de feuilleter, avant même de lire la première ligne, ces centaines de pages, et nous avons l’impression (est-ce l’effet recherché ?) de pénétrer par effraction dans un album de famille : portraits plutôt officiels ou très intimes, officiers en uniforme au regard fixe, parfois effrayant parfois hésitant, Hitler, tête baissée, l’air revêche, à un enterrement - puis une jeune femme sur une moto, quelques intellectuels de type juif, comme on disait alors, et même des enfants… Nous poursuivons notre exploration et découvrons une succession de plusieurs dizaines de chapitres non numérotés, de quelques pages chacun, pourvus de titres parfois énigmatiques : « première glose », « deuxième glose », « conversation posthume avec… » à la fin se succèdent un arbre généalogique, quelques pages de « sources » et un index copieux. De quoi s’agit-il donc ?
Ni railler, ni pleurer, ni détester mais comprendre.
Plutôt que de parler de fresque historique, expression rebattue qui souvent n’est qu’une sorte de cache-sexe pour des évocations historiques superficielles agrémentées de ficelles romanesques prévisibles, il faudrait évoquer ici une sorte de puzzle aux pièces multiples qui, peu à peu, viennent élaborer un paysage humain. La description de cette famille Von Hammerstein serait également aux antipodes des opéras à la fois baroques et freudiens, frôlant parfois le kitsch, qu’élabora Visconti - songeons aux Damnés… Ecoutons Enzensberger : « Ce livre n’est pas un roman. En risquant une comparaison, je dirai qu’il procède plus à la manière de la photographie qu’à celle de la peinture. Ce que j’ai pu établir grâce à des sources écrites ou orales, j’ai voulu le distinguer de mes jugements subjectifs, qui apparaissent ici sous forme de glose. Pour compléter, je me suis servi de la vénérable forme littéraire qu’est le dialogue des morts. » Des jours de février 1933 qui virent Hitler devenir Chancelier à ceux de mai 1945 où l’Allemagne s’effondrait dans la terreur et les ruines des bombardements alliés, nous voyons donc le général Hammerstein, chef d’état-major de la Reichswher, considérer tout d’abord avec effroi le succès de celui auquel il avait vainement tenté de barrer le passage, puis s’écarter, discrètement, des responsabilités, et prendre enfin une sorte de retraite anticipée (qui aurait pu lui coûter cher), en tentant de mettre à profit le peu de pouvoir qu’il lui reste pour protéger d’autres opposants. S’il meurt en avril 1943, le récit continue pourtant, puisque nous suivons également le destin de ses filles qui, très tôt, fréquentèrent juifs et communistes, l’une d’entre elles épousant et se mettant au service d’un membre important du Komintern, et de certains de ses fils, qui se trouvèrent mêlés - avec un grand nombre d’autres officiers de ce même milieu - à l’attentat raté contre Hitler, le 22 juillet 1944. Un certain nombre d’événements importants de l’histoire allemande mais aussi soviétique reçoivent ici des éclairages passionnants, dans un récit enlevé (les dialogues posthumes fictifs sont en particulier parfaitement réussis), aucune note en bas de page ne vient interrompre notre lecture, l’auteur utilise avec maestria les nombreuses sources qu’il a pu consulter - mais le lecteur, avertissons-le, doit tout de même être attentif et un peu au fait de l’époque. Les personnages secondaires s’appellent Werner Scholem, frère de Gershom et ami de Walter Benjamin, Léo Roth, espion communiste qui finira victime des purges staliniennes, camarade d’Heinrich Blücher, le second mari d’Hannah Arendt, ou encore le maréchal Toukhatchevski, fusillé lui aussi sur ordre de Staline en 1937.
Les temps, en effet, étaient violents - et complexes. Enzensberger, ainsi que le préconisait Spinoza, ne veut pas railler, ni pleurer, ni détester - mais comprendre : « Reprocher leurs erreurs politiques à des gens qui ont payé de leur vie, c’est non seulement donner à bon compte des leçons rétrospectives, c’est faire preuve de moral insanity. » à notre tour, nous devons tenter d’approcher ces hommes et ces femmes en sachant que « l’absence d’ambiguïté est une qualité fort prisée, surtout quand il s’agit de juger autrui ». Certains ont obéi à des idéaux humanistes - le rêve communiste, en cela, contrairement à ce que l’on veut parfois nous faire croire, ne fut en rien comparable au nihilisme nazi - tandis que d’autres étaient guidés par le souci, comme enraciné en eux, de la justice et de l’honneur. « Je ne suis pas un héros (…) Je fais face quand il le faut » - ainsi s’explique, modestement mais résolument, Hammerstein lui-même.
Thierry Cecille
Hammerstein ou l’intransigeance
de Hans Magnus Enzensberger
Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary
Gallimard, 392 pages, 23,50 €
Domaine étranger Pour l’honneur
juin 2010 | Le Matricule des Anges n°114
| par
Thierry Cecille
En restituant la figure du général Hammerstein, Enzensberger évoque l’autre Allemagne : celle qui, face à Hitler, osa dire non.
Un livre
Pour l’honneur
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°114
, juin 2010.