Lorsqu’il parle de lui, c’est à la troisième personne. Par exemple : « Cerebus n’a rien contre l’ambition. Tant que ça n’empêche pas Cerebus de boire ». Cerebus est un oryctérope, c’est-à-dire un mammifère d’Afrique, quelque part de laid entre le cochon et le fourmilier, mais son créateur ne s’est pas astreint à trop d’exactitude zoologique en le figurant, ce qui permet du reste de le qualifier diversement (« porc terreux », « lapin démesuré » ou « Junior ») au gré des événements, qui sont ici nombreux. Précédemment au service de Lord Julius, maître de Palnu, Junior réside désormais à l’Hôtel Régence de la grande cité d’Iest, où il brigue le poste de premier ministre (page 309, un discours électoral le contraint d’ailleurs à dire je pour la première fois), ce qui lui vaut, flanqué d’une vénéneuse conspiratrice – « Je vais faire de vous un oryctérope honteusement riche » –, de croiser toute la haute société, ses fiacres et ses jeunes fats, les membres de l’inquisition comme les financiers, les mercenaires en cottes de maille puis les anarcho-romantiques, etc.
C’est que nous sommes en 1413, à Estarcion, qui a des airs d’Angleterre victorienne autant que de légende médiévale. Un monde qu’on finit par connaître sur le bout des pattes, une longue digression expliquant même les règles du jeu de cartes local, le Diamond Back. à ce stade de précision dans l’invention d’un vaste univers alternatif, on suspecte autant les années 70 que leurs stupéfiants. Il y a un peu de cela à l’origine : à partir de 1977, le Canadien Dave Sim, selon ses propres mots, entame son « rêve en grand ». Et ne l’abandonne pas : l’existence de Cerebus s’étendra sur 300 épisodes réalisés pendant près de vingt-six ans, soit plus de 6300 pages. L’édition française laisse provisoirement de côté les premières armes – parodie d’heroic fantasy de moindre intérêt – pour nous projeter directement, avec cinq cents pages de chronique politique, au cœur du chef-d’œuvre.
Car chef-d’œuvre il y a. High society peut être lu comme une bande dessinée classique autant que comme la libre succession de scènes sans paroles et de pleines pages de textes (par exemple quelques extraits de La véritable histoire des élections de 1413) ; comme un terrain d’expérimentation pour toutes les formes de découpage en même temps qu’un exercice de rigueur continue dans le dessin et les dialogues ; comme une narration immédiatement séduisante où le sens du détail burlesque le dispute à l’ampleur mélodramatique, de métaphores mal filées (« La mauvaise herbe de la révolution donne des fruits amers » dixit le Cafard de Lune, super-héros du peuple) en images délicates, telles celles de Jaka, danseuse de taverne et passion silencieuse de Cerebus. Celui-là, toujours au centre du récit, ne cesse d’y rayonner, héros impeccable d’ambiguïté – victime brutale, théoricien barbare, maquignon énamouré – et qu’il tarde de voir vieillir.
Gilles Magniont
High society
Dave Sim
Traduit de l’anglais (Canada) par Ludivine Boulon-Kelly
Vertige graphic, 518 pages, 35 €
Textes & images Vertiges du porc
octobre 2010 | Le Matricule des Anges n°117
| par
Gilles Magniont
Par la grâce d’un travail d’édition éclairé, nouvelle naissance d’un roman-fleuve : High society, ou l’art démesuré de Dave Sim en son (presque) commencement.
Un livre
Vertiges du porc
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°117
, octobre 2010.