Sur quelles bases se reconstruire quand l’enfant que l’on a été a vu ce qu’il n’aurait jamais dû voir et qu’il n’est plus qu’un « brasier d’incompréhension » ? Comment colmater une mémoire oblitérée par les piqués assourdissants des Stukas et la vision terrifiante d’un enfant dont la tête arrachée roule dans un fossé ? Voilà le deuil impossible sur lequel repose la somme des souvenirs de l’auteur de Naissance d’un spectre (Christian Bourgois, 1969 ; Fayard, 2000), le vide autour duquel gravite Réfugié de nulle part. Né à Sedan le 11 juin 1931, Frédérick Tristan, de son vrai nom Jean-Paul Baron, réalise dès son entrée au Petit Séminaire Barral de Castres en 1944 combien le gouffre qui le sépare de ses petits camarades est infranchissable. Combien l’« imaginaire le plus débridé » peut supplanter le « réalisme le plus effroyable ». Dès lors, créer un personnage hybride – Rastapan, savant mélange de Jean Moulin et de Sindbad le marin –, s’abîmer dans la contemplation des Caprices de Goya ou se reconnaître dans l’« ambiance ténébreuse » et inquiétante de La Chute de la maison Usher vont de soi.
D’une École textile de Lyon à une équipée dans le Paris de Saint-Germain-des-Prés, de la création de la revue Structure avec François Augiéras en 1954 à la reprise de l’entreprise paternelle de machines textiles, Frédérick Tristan endossera alternativement soit le costume du « Baron de l’adjuvant », soit celui du « Tristan d’un rêve impérieux ». Le Dieu des mouches, Les Égarés (prix Goncourt en 1983), La Femme écarlate et la cinquantaine d’autres ouvrages publiés porteront tous l’empreinte de ses nombreux voyages à travers les livres, les civilisations et les différentes disciplines. Formidable touche-à-tout qui, par amour du mystère et des symboles, adhérera à la Grande Loge Nationale Française, celui qui avoue faire peu de cas des écoles et de la gloriole traquera le « soi-disant réel » jusque dans sa « paradoxale complexité ». Avec pour seul impératif de tricher la fiction afin de « poursuivre sans fin la fable du monde et de tenter d’y apposer un chiffre ». Réfugié de nulle part brosse donc l’autoportrait d’un auteur en Janus bifrons dont l’une des faces fut tournée vers les métiers à tisser, le commerce et l’amitié, l’autre penchée sur une œuvre en perpétuelle gestation.
Frédérick Tristan, alors même que la prééminence du rêve et de l’imaginaire stigmatise votre rapport au texte, vous publiez vos mémoires. Qu’est-ce qui a bien pu déterminer ce passage à une écriture plus autobiographique ?
Lorsque mon éditeur m’a demandé d’écrire cette autobiographie, je me suis permis de penser qu’il serait intéressant de comprendre comment ce garnement sans mémoire et sans culture était devenu cette espèce d’écrivain. Le « je » de l’autobiographie a tenté non pas de masquer le moi, mais de le laisser sourdre sous l’aventure existentielle d’un rescapé de je ne sais où. Dans la fiction telle que je l’ai pratiquée, le « je » est absent. Et...
Entretiens Une œuvre à tisser
Tout ensemble roman des origines perdues, vivier littéraire, galerie de portraits, journal et carnet de voyage, Réfugié de nulle partreconstitue le parcours singulier d’un érudit hors frontière.