La France de Gérard Cartier pourrait être la Chine de Segalen, ou l’Afrique de Michel Leiris, voire le Dépays du cinéaste Chris Marker, petit grand livre dans lequel ses photographies japonaises sont au bord de textes ciselés et précis sur cet écart par quoi un pays, peu importe lequel en fait, avoisine toujours un dépays. Quelque chose en effet témoigne, par la traversée des espaces géographiques et historiques, par la souveraineté parfois du présent, de ce sentiment d’être ici et là en même temps, sans qu’aucun centre, identitaire, ne se vérifie sinon par des affirmations idéologiques fallacieuses. C’est autant un sentiment de reconnaissance (d’être de quelque part, de venir d’un lieu) que celui de ne rien reconnaître qui fait battre l’expérience de l’étrangeté, de l’étonnement. Ainsi se ramifie l’ensemble de toutes les provenances et de toutes les origines (s’il y en a hors un imaginaire, une enfance), elles forment un courant de perceptions par quoi se densifie et s’élabore notre rapport à l’autre et au monde. C’est ce que Le Dépaysement, le grand livre de Jean-Christophe Bailly, déployait très finement par un partage du sensible que Gérard Cartier, en poèmes classés par régions (Lorraine, Provence, Bourgogne, etc.), poursuit par cette écriture si reconnaissable de proses trouées. Les espaces de blanc y accueillent le doute, le suspens, la phonation du poème, sa respiration, aussi ample que serrée. C’est que le poème est, à chaque fois, accaparé par un motif (Histoire détaillée, quelle qu’elle soit), ordinaire ou appartenant aux faits de la grande Histoire, mais toujours aux marqueurs de la conscience civile. À l’exemple de celui-ci « La frontière (Saorge) », pioché, et encoche parmi les milliers qui étoilent chaque poème à son tournant : « ici des vieillards
courte force de bras mais longue/mémoire où passèrent tous les bannis juifs/communistes descendant la Roya par les chemins de crête/ ici ah difficiles les mots offrent à/tous la table et le lit et aux enfantillons des sucres/d’orge héritiers
de cette ruche ancestrale où/mieux que la loi les morts
des Guido des Franca/nous jugent // (43°59’16’’N – Z°33’7,3’’E) ».
Gérard Cartier, vous avez écrit une quinzaine de livres de poésie. Depuis La Nature à Terezin (1992) jusqu’au Hasard (2004), chacun traverse, pour les plus explicites, l’Histoire, des lieux où furent exterminés les juifs d’Europe à la guerre d’Algérie, la colonisation de la Palestine, en passant par la Résistance dans le Vercors. Comment ces « faits » pluriels de l’Histoire se sont-ils alliés à votre pratique du poème ?
Ma pratique de la poésie a longtemps été indissociable de l’Histoire. Cet intérêt plonge dans l’enfance : je suis né à l’ombre du Vercors, théâtre d’exactions qui ont laissé des traces profondes, y compris dans ma famille. Nos premières émotions nous suivent toute la vie. Plus tard, s’y est ajoutée une certaine vision de la marche des sociétés. À l’époque des livres...
Entretiens France arrêt sur poèmes
mai 2024 | Le Matricule des Anges n°253
| par
Emmanuel Laugier
Avec Le Voyage intérieur, Gérard Cartier signe le parcours étoilé d’une cartographie mentale de la France telle que parcourue, vue, ressouvenue, écoutée et touchée à travers les strates de son histoire. Une somme.
Un livre