Le roman s’ouvre sur Dilly qui est âgée, malade ; emmenée à l’hôpital elle se remémore son passé d’Irlandaise pauvre : partie à New York, elle a d’abord été domestique chez les Cormack – ce qui donne à Edna O’Brien l’occasion de déployer son talent satirique : Madame, sorte de Verdurin américaine, accueille ses invités et se répand « en petits cris perçants de plaisir à chaque nouvel arrivant ». Mais en dépit de son argent, de son « oie rôtie » et de sa « salle à manger petite Irlande », Madame est folle de jalousie devant la beauté mince de Dilly et la chasse, après l’avoir fait accuser du vol d’une bague. Ensuite, Dilly rencontre Gabriel et se met à croire en l’amour, mais le fiancé se dérobe et c’est le retour en Irlande où un mariage suivra, sans passion. Tout cela, Eléanora, la propre fille de Dilly, l’ignore : jeune femme pleine d’aspirations sentimentales et intellectuelles, auteur au parfum de scandale ayant fui son Irlande natale et sa mère, elle passe en Angleterre des années boiteuses et sans gloire – il faut lire l’hilarant passage sur Brenda, un postiche de cheveux naturels offert à Eléanora par une voisine attentionnée mais susceptible. Dans l’existence d’Eléanora se succèdent un mari, un amant éditeur, puis un Konrad, un Siegfried. A une génération d’écart, deux vies de femmes s’écoulent, avec leur coupe amère faite de désenchantement et de déceptions amoureuses, alourdies par le catholicisme, « la terreur du clapet de bois coulissant du confessionnal… tiré sur le visage mafflu du curé qui se profilait à travers la grille sombre ». Quelle réelle complicité possible entre cette mère et sa fille, malgré la fidélité des lettres maternelles et la mort qui approche ? Une certaine lâcheté filiale s’est installée, avec ses réponses en forme de « choses pittoresques, mais jamais le fond des choses, ce qui amenait sa fille sur ces places blondes, ni avec qui elle était, pas les lettres que sa mère aurait souhaitées, pas de cœurs qui s’ouvrent ou qui se rouvrent, comme autrefois ». Dans une langue inventive, tantôt prosaïque, tantôt métaphorique, Edna O’Brien raconte un amour en partie manqué entre mère et fille, et ne craint pas de s’affronter au réel le plus âpre, là précisément où se jouent les vies.
Delphine Descaves
Crépuscule irlandais
Edna O’Brien
Traduit de l’anglais (Irlande) par Pierre-Emmanuel Dauzat
Sabine Wespieser, 442 pages, 24 €
Domaine étranger Crépuscule irlandais
octobre 2010 | Le Matricule des Anges n°117
| par
Delphine Descaves
Un livre
Le Matricule des Anges n°117
, octobre 2010.