C’est en revenant d’Afrique, au sortir de l’adolescence, que Frédéric Valabrègue dit s’être mis à l’écriture d’un premier roman. Des années après, avec Le Candidat, il revient sur cette terre pour un « livre de gratitude » qui rassemble des images demeurées intactes ajoutées à celles véhiculées par les médias, la littérature ou le cinéma. Le jeune Burkinabé Abdou, un « zéro économique », vit dans la boucle du Niger et veut quitter sa condition pour aller vers l’Europe. « Le vrai départ fout les choquottes », mais une fois parti, le jeune voyageur fait montre d’un culot irrésistible, porté par son enthousiasme et sa connaissance incroyable de tous les environnements culturels qui le façonnent ou qui régissent les personnes qu’il croise. Comme les enfants du Vert-Clos, Abdou n’est pas candide, mais sait feindre la naïveté quand c’est utile, par exemple avec « son » premier couple de touristes. « Les pâtes, c’est pas terrible quand on mange avec la main parce que je sais pas entortiller autour de la fourchette (…). Ça fait passer cinq bonnes minutes de rigolades. Vous avez raison, dès qu’un noir est un peu con, ça met en joie. » Gai et astucieux, Abdou possède des connaissances surprenantes, transmises par les traditions, par un vernis scolaire francophone qui perdure (ah, les Fables de La Fontaine ! ), par quantité d’informations ingurgitées on ne sait comment. Il utilise tout cela intuitivement, à la manière des « tâtonneurs » réparant les appareils électroniques sans aucune connaissance : « Il démonte, il bouge les fils. Parfois ça marche. » Même si le livre ne fait pas l’économie d’une dénonciation de la violence exercée insidieusement à l’égard de tout un continent, de sa jeunesse massacrée et bien sûr de la tragédie des migrants. Ainsi, Abdou ira jusqu’à la mer, jusqu’à la fin. « J’ai songé à une solution ou à une conclusion. Toutes les fins sont provisoires, sauf la dernière. » Mais c’est par la présence et la hardiesse d’un style que cette réalité-là s’impose à nous, et non par des images rabâchées.
« Langue poubelle ».
Car le roman avance au rythme même de cette aventure : par à-coups, par opportunisme, par sanse (la chance) saisie au vol, et surtout en rebondissant sur les mots et la syntaxe, vrais moteurs de ce périple. Abdou maîtrise ou adapte un langage multiple fait de formules apprises et réutilisées, d’une « infralangue » qui se passe de mots et qui permet de parler de nombreux dialectes (que l’auteur ne cherche à reconstituer que par une certaine tonalité), de fragments de connaissances lexicales recyclés de manière à la fois incongrue et parfaitement légitime (« Dans de nombreuses langues, le redoublement d’un mot lui confère du vague et de l’incertitude »). Le texte ne cherche pas à faire « couleur locale » et pourtant il arrive à évoquer la spécificité d’un langage qu’on peut décrire comme étant une « langue poubelle » réunissant les débris de toutes les autres. « Ya plus personne pour parler une langue en entier. Ya plus de langue entière. » Le roman Les Mauvestis ne procédait pas autrement quand il parvenait à évoquer la tchatche marseillaise en dotant ses personnages venus des « quartiers » d’une langue noble et d’une rhétorique.
Frédéric Valabrègue est un romancier qui s’occupe d’abord de la phrase, de son rythme et sa couleur. Ses préoccupations sont techniques (la question du dialogue dans Agricole et Béchamel, de la rupture dans Asthme, de la reconquête de la parole dans Les Mauvestis) même si ces romans traduisent aussi un investissement personnel (les déchirements de l’enfance dans Le Vert-Clos, la maladie dans Asthme). Le Candidat, s’il s’éloigne des territoires géographiques que l’auteur explorait jusqu’à présent, conserve sa manière d’infiltrer et de remodeler la langue tout en poursuivant discrètement la part autobiographique de son œuvre.
Pascal Jourdana
Le Candidat
Frédéric Valabrègue
P.O.L, 224 pages, 16 €
Domaine français La débrouille d’Abdou
novembre 2010 | Le Matricule des Anges n°118
| par
Pascal Jourdana
Un jeune Burkinabé insolent et intuitif fait le grand voyage pour l’Europe. Un périple de la langue et de sa malléabilité, par Frédéric Valabrègue.
Un livre
La débrouille d’Abdou
Par
Pascal Jourdana
Le Matricule des Anges n°118
, novembre 2010.