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L'Anachronique Terre en vue

janvier 2011 | Le Matricule des Anges n°119

Le matin où je parvins à Royan, sous un ciel bleu de Marie avec des goélands fichés dedans, une forte houle inclinait le bac au point que ses hélices sortaient de l’eau. Un sac de marin pesait sur mon épaule. Je m’apprêtais à un autre embarquement, de cinq semaines au large. Dans notre dos s’éloignait la pointe du Médoc, avec, sur le parking, l’ambulance qui m’avait conduit. à l’avant se rapprochait la haute nef de Notre-Dame dessinée par Gillet. Des villas dévalaient parmi les pins jusqu’à des conches, des sortes de criques. Le Centre de cure post-alcoolique devait se trouver par là.
Nous débarquions à dix venus de toute la France, les « arrivants », à qui autant de sortants cédaient la place chaque mercredi. L’un d’eux me topa dans la main, « Suerte, bonne chance. Je peux pas partir d’ici. C’est trop d’amour. »
On apprend au Centre que la formation d’un groupe, pourtant automatique, doit peu au hasard, et que le hasard, souvent, s’explique. Dans notre groupe manquait une fille – elle avait déserté immédiatement, reprise par un mari incapable de vivre sans elle cuite. Nous mesurions, les neuf, à peu près la même taille. Nous nous regardions à la dérobée, le cafetier, le distillateur, le capitaine, l’ambulancier, le cuisinier, le romancier, l’économe, le PDG, le formateur, l’équipe des « mauve », notre couleur.
« Ici nous ne faisons pas de macramé », avait prévenu le directeur. « Pas d’osier ou de céramique. Nous avons passé, vous et moi, un contrat moral, basé sur la confiance. Nous serons toujours là pour assumer les soins, vous accepterez en revanche des règles qui concernent, toutes, le respect de l’autre. Je m’adresse à des individus. Je sais, vous n’avez pas l’habitude qu’on vous parle comme à de grandes personnes… Ne vous inquiétez pas, ça va venir. »
Il n’y avait qu’à voir les traits épanouis des sortants pour en être assuré.
« Si les love story, par exemple, sont interdites dans le règlement, c’est quedeux boiteux se tenant par l’épaule ne franchissent pas mieux un fossé, au contraire. Vous êtes ici pour ne penser qu’à vous, à vous reconstruire, à dresser la statue. Si ça ne vous plaît pas, les portes sont grandes ouvertes. Je passe mes journées à refuser du monde. »
Pas de télé, d’ordinateur ou de portable. On est appelé le soir, sur des lignes embouteillées, d’abord par haut-parleur, ton prénom suivi de ta couleur. Le courrier, la lecture reprennent du service, des substantifs volent à travers la tisanerie, énigmes de mots fléchés, possibilités de Scrabble. Des exemplaires circulent d’un « Dernier pour la route », d’Hervé Chabalier, qui n’est pas mal du tout. J’allais lire sur des bancs disséminés un peu partout, nantis de cendriers, sous une tour ruinée à qui des arbousiers et des lauriers donnaient l’assaut. J’avais pour compagnie celle des solitaires, des taciturnes sous peine de dévoiler qu’ils étaient policiers. De braves types, en général, sur qui l’on pouvait compter, tombés de toute la hauteur de leur mission dans des poubelles.
Je réservais ma portion de fromage au capitaine, l’économe m’offrait la sienne de fruit. Nous savions, depuis des séances de prises de paroles, le seul nom à ne pas prononcer devant l’ambulancier, à moins de le rendre mélancolique. Quand nous allions marcher le long de la corniche, le PDG, le cuisinier et moi, des Royannais nous évitaient, le regard fuyant. Al kohl : « le masque », ça se voyait.
Nous gonflions nos poitrines et relevions le menton. On nous avait appris à nous moquer du regard de l’autre. Nous ne vivons certainement pas la même chose au même moment, lui et moi, pourquoi mon point de vue ne vaudrait-il pas le sien, plus mal documenté ? Nous sommes tous différents, tous des individus. Tous plus riches que nous ne croyons. Avec des fonctions vitales, dans notre corps, que nous ne soupçonnons même pas.
Le soir, à la veillée sous le porche, dans le rougeoiement des braises de cigarettes, Babette « bleu », débarquée en cuissardes, « Baby blue », quoi, ne manquait jamais d’avoir envers chacun de nous une phrase bienveillante.
Sergueï, le psy, se balançait dans l’allée de classe, la barbe en pétard et l’œil furibard. J’m’en vais croquer le petit roublard qui est en vous, celui qui n’a pas grandi. Celui qui guette les pas de sa femme dans l’escalier. Se dit, j’ai le temps, soudain s’arrête : pas assez de pas dans l’escalier, me surveillerait-elle ? Celui-là, couic !
à la sortie, on entendait :

 Tu as déjà dialogué avec ton inconscient, toi ?

 J’ai essayé pour m’endormir, ça marche pas.
Puis vint le temps des sorties autorisées, en soufflant sur nos doigts. Nous nous croisions, entre pensionnaires, sans nous arrêter. Nous échangions au retour les bonnes adresses, les « Jardins du monde », Saint-Palais-sur-mer.
Nous guettions dorénavant les arrivants, le mercredi, guettions sur leur visage le masque qui dans deux semaines disparaîtrait, remplacé par des traits chaleureux, une joue qui sentait bon, le blanc des yeux en œuf dur.
L’ambulancier, au petit-déjeuner :

 Vous savez quoi, les copains ? Je change, je m’aime bien. Si je me regarde dans la glace, le matin, il faut que je me retienne de me plaire.
Les sortants avaient droit à une table spéciale. Sur la nôtre apparurent des boissons, des condiments, des pâtisseries. Le capitaine s’était arrangé pour grappiller une demi-journée de plus, afin de dire au-revoir à toutes les femmes. On trouve dans Fred Vargas ces vers de Racine :
« C’en est fini, soldat, ta tragédie s’achève.
Tu es libre d’aller t’adonner à tes rêves.
Quel obscur regret te retient en ces lieux,
Et pourquoi ne peux-tu les saluer d’un adieu ? »
Un exercice consistait à révéler publiquement ce que nous aimions en chaque copain. Nous étions ressortis songeurs : les mots sont trop grossiers pour saisir les multiples fils de l’amitié, ces poils qui se dressent avant de se caresser, si nous nous croisons. C’est à eux que je pense au seuil de l’année, untel derrière son bar, l’autre en cuisine, avec sa toque sur la tête, untel encore qui prend sa retraite, déguisé en pêcheur breton. Nous avons ramené un beau cadeau à Noël.


Eric Holder

Terre en vue
Le Matricule des Anges n°119 , janvier 2011.
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