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Domaine étranger Le bonheur par désespoir

janvier 2011 | Le Matricule des Anges n°119 | par Sophie Deltin

Consumé par l’irrémédiable de sa mélancolie, le personnage décalé de Wilhelm Genazino pratique une invention du bonheur aléatoire et dérisoire pour survivre dans un monde désenchanté.

Le Bonheur par des temps éloignés du bonheur

Voici l’histoire d’un homme inadapté, qui n’arrive pas à s’arranger avec « la volonté de trucage » que suppose la vie. La plupart des gens en effet ferment les yeux devant l’existence qu’ils mènent, ne s’indignent même plus du marchandage permanent avec les mensonges qu’elle exige d’eux. Gerhard Warlich, 41 ans, lui, peine à faire semblant. Comme il le formule très bien, « (l)’inacceptable et le réel me semblent (parfois) adhérer ou être agrafés l’un à l’autre, une sorte de torture ». Solitaire quoique vivant agréablement en couple avec sa compagne, il souffre de la médiocrité foncière d’un monde uniformisé et impersonnel, dont les appels à consommer des scénarios de bonheur formatés d’avance l’accablent le plus souvent – tel ce désir d’enfant que tente de lui imposer Traudel, ce qu’il considère comme « un abus de (s) a personne ». Il faut dire que le parcours de Warlich est pour le moins singulier : auteur d’une thèse sur Heidegger, ce philosophe sans le sou a dû remiser le prestige de sa culture au rang des « guirlandes dorées de savoir » ; « irrémédiablement surqualifié », il s’est retrouvé acculé à travailler pour une laverie industrielle. Cela fait quatorze ans que cela dure, et de chauffeur livreur, il a fini par en devenir le gérant. L’ennui, la consternation, la honte voire « l’effroi » que lui inspire régulièrement cette compromission avec ce qu’il appelle « le grand désert du réel », ne l’ont pourtant pas fait renoncer à vivre des expériences plus appropriées à « la délicatesse » de son âme. Au contraire, la déception au quotidien lui donne l’occasion d’inventer des sorties de secours dans son monde intérieur.
Ainsi pour calmer le sentiment de « non-appartenance » qui le submerge au fil des incidents qui émaillent le cours ordinaire de sa vie sociale, autant que conjugale, cet anxieux chronique en proie à « un ensauvagement mélancolique intérieur » a-t-il développé des stratégies. Entre autres, il a trouvé dans sa faculté d’observation le moyen d’inventer « une chaîne de regardsqui relie des événements inconnus et le distingue lui-même de manière indicible ». De cette disponibilité et de cette capacité à s’émerveiller pour les détails fortuits et incongrus de la vie quotidienne, il en a même conçu un projet, celui de fonder une « école de l’apaisement » où il dispenserait des conférences sur l’édification du bonheur dans des environnements éloignés du bonheur. « Nous devons créer l’extraordinaire nous-mêmes, assure-t-il, sans quoi il n’apparaît pas. Utiliser un petit début de bonheur en spéculant sur une suite de bonheurs bienveillants à venir », voilà le seul point de vue qui vaille pour ne pas périr de « l’impossibilité de la vie ».
Le récit se donne d’ailleurs à lire comme la mise en pratique de cetteméthode aléatoire, plutôt un genre de distraction, d’errance appliquée, à la fois indolente et inspirée, au gré de laquelle le philosophe en action nous fait flotter d’une observation à l’autre, glissant de visions en souvenirs, assortis généralement de réflexions, tantôt triviales, tantôt plus graves – autant « d’expériences existentielles » tirées d’un détail, parfois minuscule ou insolite, qui le rassurent et le « réchauffent ». Tout le talent de l’écrivain allemand, dont l’œuvre a été récompensée par le prix Georg-Büchner en 2004, est de nous transmettre non sans ironie ni tendre drôlerie, l’exaltation à la fois métaphysique et sensuelle de ces instants intimes et silencieux – de purs moments d’enchantement que côtoie ici et là un sentiment rampant de folie.
Car derrière le ton tragi-comique, celui d’un désespoir un brin fataliste qui garde encore la légèreté de l’humour, c’est bien la hantise de perdre la raison qui guette le narrateur de plus en plus sujet à ces éclipses qui le ravissent à son être social et à la mise en ordre apparente des choses – l’allure désinvolte de la narration faisant surgir au détour d’une phrase, un fugace mais inexorable sentiment de désagrégation. Absorbé dans la contemplation d’un vieux pantalon, d’un bouquet de roses en train de se faner, ou des efforts sans issue d’un insecte contre une vitre, selon la même « sympathie pour tout ce qui échoue ou se trouve en déclin », c’est bien au devant de son propre désastre que semble tranquillement aller Warlich, qui se verrait d’ailleurs bien devenir un « artiste de la décomposition ». Un jour, il finira par être interné à l’hôpital psychiatrique.
Promeneur d’une solitude douloureusement inquiète, hantée par la nostalgie d’une indemnité perdue, Warlich ne trouve un peu de paix que dans ce « mouvement de recul devant l’étranglement des choses telles qu’elles sont, ce pas de côté face à l’auto-assombrissement du monde ». Pas de côté de qui est encore capable d’exercer une forme de résistance à l’encontre des propagandes de l’absurde et du vide qui nous entourent, et qui constitue sans aucun doute chez Genazino l’unique façon de vivre vraiment (wahrlich).

Sophie Deltin

Le Bonheur par des temps éloignésdu bonheur
Wilhelm Genazino
Traduit de l’allemand par Anne Weber
Christian Bourgois, 179 pages, 17

Le bonheur par désespoir Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°119 , janvier 2011.
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