L’Amérique latine est ce qui ressemble le plus à la colonie pénitentiaire de Kafka. Nous essayons de tromper quelques Européens naïfs et quelques Européens ignorants avec des œuvres absolument nulles, où nous faisons appel à leur bonne volonté, au politiquement correct, aux histoires du bon sauvage, à l’exotisme. » Quelques mois après la remise du prix Nobel de littérature à Mario Vargas Llosa, la sentence impertinente de Bolaño n’a rien perdu de sa vigueur.
C’est par la polémique que nous entrons dans le recueil posthume d’essais et d’articles (1998-2003) d’Entre parenthèses. Bolaño critique, Bolaño chroniqueur, Bolaño conférencier, qu’on avait entr’aperçu à la fin du Gaucho insupportable (2004), y apparaît comme un redoutable bretteur. Renvoyant dos à dos la « gauche latino-américaine néostalinienne » et la « droite latino-américaine à présent globalisée, jusqu’il y a peu complice silencieuse de la répression et du génocide », il fustige la lâcheté politique d’une littérature de fonctionnaires et de best-sellers. S’il n’y va pas toujours de plume morte, reconstruisant une fantasque histoire de la littérature en Amérique, il nous invite à un salutaire exercice : désorienter notre regard d’Européens, et tordre le cou à quelques poncifs, notamment celui de l’exil.
Entre parenthèses est autant l’ombre portée d’un essai littéraire inachevé, que celle d’une autobiographie qui se dérobe. La partie émergée d’une personnalité pour qui la littérature n’est pas une métaphore, mais une « étrange pluie de sang, de sueur, de sperme et de larmes ». Un engagement viscéral, sinon une tauromachie.
On y lira l’esquisse, entre mélancolie et ironie, d’une géographie intime, de Blanes, dans les environs de Barcelone, où il vécut durant la majeure partie de son « exil » européen, au « pays natal », le Chili, où il retourne après vingt-cinq ans d’absence, en passant par la Patagonie argentine… On y découvrira d’insoupçonnées influences, de Cormac McCarthy et son Méridien de sang, qui plante le décor de l’Etat du Sonora, lieu maudit et cimetière mythique de 2666 bien sûr, mais qui hante nombre de ses récits, aux Vies imaginaires de Marcel Schwob, dont la forme originale l’inspire pour le déroutant et féroce La Littérature nazie en Amérique, livre qui intronise Bolaño en littérature. Sa fascination pour certains auteurs, aussi entière que ses dégoûts, donne à l’hommage sa forme à la fois radicale (« Ellroy est capable de danser la conga cubaine tandis que l’abîme lui rend son regard. ») et répétitive (le compliment ultime salue invariablement l’écrivain qui garde « les yeux ouverts au beau milieu du cauchemar »). C’est qu’il faut prendre au sérieux l’auteur des Détectives sauvages, même dans l’improbable et drôlissime interview à Playboy (version mexicaine) qui clôt Entre parenthèses : « J’aurais aimé être (…) un flic de la criminelle, un type qui peut revenir tout seul, de nuit, sur la scène du crime, et ne pas avoir peur des fantômes. »
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Dossier
Roberto Bolaño
Le salutaire de la peur
mars 2011 | Le Matricule des Anges n°121
| par
Chloé Brendlé
Un auteur
Un livre