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Domaine étranger Odeur de sainteté

avril 2011 | Le Matricule des Anges n°122 | par Valérie Nigdélian

L’Argentin Gabriel Báñez souffle sur les braises romanesques, entre apparitions miraculeuses et violences de l’Histoire.

La Vierge d’Ensenada

Nouvel exemple flamboyant du réalisme magique de certaine littérature sud-américaine, La Vierge d’Ensenada, finaliste du prestigieux prix Planeta – l’équivalent de notre Goncourt – en 1998 passionnera tous ceux qui vibrent aux passions contrariées, aux envolées mystiques et aux ruées de l’histoire. Les autres, opposant peut-être malgré tout une résistance parfois agacée à l’efficacité de cette débauche romanesque, n’en seront pas moins immanquablement séduits et happés par la puissance implacable de l’écriture de Gabriel Báñez, disparu en 2009. Nous sommes bien sûr dans le « trou du cul du monde », à Ensenada, petite ville portuaire près de Buenos Aires où débarque en un flot ininterrompu toute la misère du (vieux) monde, chassée par la peur de la guerre et la montée du nazisme. Cette Babel chaotique et grouillante est un « purgatoire (…), avec sa profusion de fous et d’apatrides, son avalanche de races et de révolutions, de famines et de familles à moitié décimées », un poste-frontière entre terre et mer, un cloaque d’où renaissent les migrants, à condition d’y laisser un peu de leur histoire, de leur odeur ou même de leur nom que la bureaucratie douanière défigure parfois en de poétiques transcriptions. Entre soupes populaires et bordels, entre marins et musiciens aveugles, nous y débarquons avec une fillette de 9 ans, Sara Divas, et son père, chapelier de son état, obéissant au commandement maternel sur son lit de mort : « Ma fille doit arriver en Amérique avant que mon cadavre refroidisse. » Cette mère juive, morte là-bas en Belgique en d’ignobles gargouillis, forme la première image, image primitive que la fillette emporte et qu’elle n’aura de cesse d’effacer, en vain – tout comme elle s’efforcera de vomir sa langue natale et d’en supprimer toute trace. De cette image découle la seconde, dont le retour récurrent vaut pour obsession et dont l’immatérialité opalescente s’oppose à l’horreur des « vers safran qui réussissaient à s’échapper du lit » du calvaire maternel : annoncée, « comme chacun sait », par « l’arôme diaphane de la verveine », la Vierge apparaît bientôt à Sara. Recueillie par le père Bernardo Benzano en Notre-Dame-de-la-Merci, l’enfant miraculée et miraculeuse n’aura de cesse de recréer cette odeur de sainteté, extrayant, distillant, combinant la sueur des roses, des fleurs d’oranger ou de genévrier : façon de convoquer la vision quand les bateaux en provenance d’Europe ne cessent de déverser des âmes perdues, quand à l’absence de la mère répond bientôt la trahison du père, quand la passion pour Benzano se révèle – sans surprise – dans toute son impossibilité.

Terre à peine sortie des eaux.

Le monde devient alors un flacon d’où s’échappe un entrelacs infiniment complexe de senteurs, d’effluves, de vapeurs et de puanteurs – façon d’annuler magnifiquement l’opposition quelque peu simpliste entre la profusion matérielle, élémentaire, sensuelle que le texte tente de restituer et la profondeur spirituelle de l’existence. Et, ce qui revient au même, de superposer la réalité au rêve, l’Histoire à la fiction. Les registres se brouillent progressivement, mais les visions conservent une telle intensité, découlent d’une telle nécessité que toute appréhension rationnelle en est empêchée. Miracle ou illusion ? Apocalypse ou folie ? À ces questions, l’Histoire apporte une réponse glacée que la fièvre romanesque ne peut s’empêcher de contredire, quoi qu’il en coûte à l’esprit de logique. La réponse n’est donc pas dans le « ou/ou », mais bien dans un improbable « et/et » : c’est là sans doute la singularité majeure de ce roman, qui laisse flotter quoi qu’il arrive, les émanations imperceptibles et impalpables des rêves détruits.
La Révolution n’échappe pas à ce schéma structurel : entre le Paradis et l’Enfer, à la fois Vierge et prostituée apparaît la première femme, Eva, bientôt Evita. De la fin des années 1930 à la « Révolution libératrice » qui, près de vingt ans plus tard, mit définitivement fin au péronisme, La Vierge d’Ensenada enregistre aussi les sursauts désespérés de la cause révolutionnaire argentine, entre militants anarchistes et nostalgiques du Reich, entre mobilisations générales et purges syndicales. Terre à peine sortie des eaux, perpétuellement menacée d’inondations destructrices, Ensenada est un giron bruyant et sale, dont tout peut sortir : miracles ou dictateurs en puissance (on y croise d’ailleurs Tito, avant qu’il ne mette « cap pour l’Europe, pour établir la nation communiste des Serbes et des Croates »), vapeurs de gazole ou délicates odeurs d’oiseau. Giron bruyant et sale – à l’image de cette baleine harponnée au sud dont, à grand renfort de cordages et de tringles, on visite l’intérieur pestilentiel. C’est paradoxalement là, alors qu’il s’interrompt et se fige en tableaux étranges et merveilleux, que le flot romanesque atteint son intensité maximale, proche de la poésie.

Valérie Nigdélian-Fabre

La Vierge d’Ensenada
Gabriel Báñez
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Frédéric Gross-Quelen
La Dernière goutte, 320 pages, 20

Odeur de sainteté Par Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°122 , avril 2011.
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