Il faut franchir le pont de Mirabeau, suivre la route qui mène à Manosque, puis descendre un petit chemin au pied d’une station-service abandonnée. C’est dans un ancien garage automobile que Pierre Mréjen a trouvé refuge. Après une vie passée à Paris (il crée les éditions Le Rouleau libre en 1988), puis à Marseille. L’atelier est magnifique : la lumière circule étrangement parmi les livres, les encres et les machines. Née en 1999 avec la publication des Cahiers de Voronej de Mandelstam, Harpo & mêle proses et poésie, françaises et traduites. Au catalogue, de la littérature russe (Anna Akhmatova, Sergueï Essénine, Pouchkine), des amateurs de jeux de langue (Jacques Rebotier, Fabienne Yvert), William Blake, Gertrude Stein.
Typographe audacieux, Mréjen déplore l’image « prêt à porter » dont bénéficie son beau travail (la tentation de la bibliophilie est forte) auprès des libraires occasionnels. Pourtant, il multiplie les collections : « Comme dix raies blanches », « La Pliade », « Carré blanc » ou encore « Les Myrobolans » qui accueille des écrits de fous magistraux (100 poèmes d’Ernst Herbeck). Il y a dans ce catalogue un goût pour l’authentique, la parole non orthodoxe, cette « réalité rugueuse » qui se méfie du bruit des modes et des représentations. Comme les pensées métaphysiques de Jean Zéboulon, fraîchement publiées, à la fois graves et légères. L’une d’elles pourrait servir de manifeste : « Pour le verbe être, avoir n’est qu’un simple auxiliaire. » Comme le sourire enfantin de Harpo Marx le silencieux dont la photo s’affiche sur la linotype de l’atelier.
Pierre Mréjen, né au Maroc en 1960, est un drôle de pistolet. Volontiers provocateur, « je suis un emmerdeur et un caractériel », il semble rechercher la désapprobation, et on se demande ce qui relève finalement de la pudeur ou de la coquetterie. Pendant l’entretien, il parlera de « jubilation », de « désir », d’« émotion », citant sans modération les écrivains qu’il fréquente. Sans grande concession, privilège de ceux qui font de leur passion une manière de vivre. Il ajoute « n’avoir aucune mémoire », ce qui rend la vérité de ce qui suit plutôt volatile.
En quoi c’est important pour un éditeur de disposer de son propre outil de production ?
Déjà je me suis intéressé à la typographie avant de m’intéresser à l’édition. La lettre, c’est un corps physique. On ne peut pas séparer la lettre de la langue poétique. J’ai appris la typo tout seul à Paris. C’est une rencontre assez merveilleuse, assez proche de l’expérience de l’enfant : ce qu’on découvre on a l’impression de l’inventer. Mais c’est le matériel dont vous disposez qui vous dit ce que vous pouvez faire.
Avec le Rouleau libre, j’ai dû faire 180 livres d’artiste. Il y a cette phrase de Lévinas citée par Blanchot : « Sauver le texte de son malheur de livre. » Je réalisais des livres avec peu de textes, et en peu d’exemplaires, en collaboration avec des artistes comme Geneviève Bouchiat ou Zaven...
Éditeur Singulier pluriel
Aux portes du Luberon, les éditions Harpo & composent des livres dans la grande tradition de l’impression typographique. Des écrins qui habillent la poésie russe et des textes proches de l’art brut. Donc à rebours des règles du marché.