Ce roman présente tant d’indices de nature autobiographique que l’on comprend aisément le souhait de l’auteure de ne pas le voir publié de son vivant. Morte en 2004, Janet Frame eut une vie marquée du début à la fin par un désordre psychiatrique qui était le sien, et qui fut à un moment donné diagnostiqué comme schizophrénie – avec pour corollaire huit ans d’internement hospitalier. La protagoniste du livre, Grace Cleave, est elle aussi écrivain née en Nouvelle-Zélande ; et la fragilité de sa psyché (« Qu’est-ce qui m’a jamais arrimée ? » « Quel monde est-ce que j’habite ? ») fait toute la substance, et la cause, de ce texte étonnant de beauté, déstabilisant comme Grace est instable, comme elle sensible, labile, fuyant, impossible à cerner sinon à comprendre. Sans doute faut-il renoncer à comprendre, au sens où un œuf comprend le jaune et le blanc, une prose où la discontinuité logique est le maître mot, et où le lecteur n’est pas averti du changement de temps et de lieu intervenu quelquefois entre deux segments de phrase, à telle enseigne qu’il réalise le glissement opéré après coup et ne peut que se laisser porter, et déborder, par une narration imprévisible.
Rarement une écriture se tient aussi fidèlement indexée sur l’intériorité d’un personnage, comme la courbe d’un appareil médical écrivant sur l’écran l’activité d’un organe. L’usage prédominant de la troisième personne sauve probablement le texte d’un exhibitionnisme fatigant, instaurant une distance salutaire entre l’agitation intérieure de Grace et le lecteur. Omniscient, le narrateur n’en demeure pas moins avare en commentaires, et se borne à relater les « faits » : Grace Cleave qui vit à Londres reçoit une invitation à passer un week-end en famille chez le journaliste venu l’interviewer, entretemps elle se fait hospitaliser, puis reçoit une autre visite, enfin décide d’accepter l’invitation, y va, écourte un peu son séjour, rentre à Londres… Tout cela, faits extérieurs et objectivables, reste dérisoire ; seuls les faits intérieurs confèrent à ces pages une vie pulsative et singulière parmi toutes. Une nuit, elle eut « juste une sensation de duvet et de pennes », et connut une prise de conscience : « depuis si longtemps elle s’était sentie non humaine, et avait pourtant été incapable de s’orienter vers une espèce différente ; maintenant, la solution était donnée ; elle était un oiseau migrateur ». Conviction qui demeurera intime, malgré le désir parfois de la précipiter à la figure des autres, eux qui maîtrisent les codes sociaux en la laissant, elle, en situation d’échec, incapable qu’elle est de s’intégrer dans la plus simple des interactions humaines : dialogue, repas commun, expression d’une idée élémentaire : « il faut un courage immense pour affronter l’espace intérieur ou extérieur, pour marcher dressé, pour se déplacer sans soutien, en proie au temps qu’il fait et à son compagnon le temps qui passe, artiste de la destruction esthétique – qui donne des petits coups de ciseaux dans les cheveux, trace les rides, capitonne le ventre d’oreillers de graisse… où l’homme trouve-t-il le courage ? ».
L’humiliation, la désolation, le désespoir, ainsi qu’une empathie excessive lui faisant vivre au centuple ce qu’elle imagine être vécu par l’autre, lui sont le lot quotidien, avec aussi une forme de nostalgie ou plutôt de souvenir continûment actif de son enfance et de son pays ; d’une certaine façon, deux unités d’action pourraient être dégagées du roman, celle que la narration prend pour objet, et celle « avec les moutons et les bovins et le vent des Alpes du sud », les partitions de cornemuse et les chansons, que silencieusement poursuit Grace happée par les retours du passé néo-zélandais. Le silence est en effet son mode d’être préféré ; malgré sa condition d’écrivain (« Grace travaillait tellement avec les mots que la manière dont elle les prostituait la remplissait de honte et de tristesse »), les mots n’avaient à ses yeux ni sens ni importance, « façon de faire résonner (…) le bêlement confiant de sa propre identité ».
Et cependant, malgré la méfiance face au langage clairement posée, il y a cette langue de Janet Frame, étonnamment préhensile pour rendre compte du monde : « ses yeux étaient comme la chair jaune d’une truite cuite, ils avaient aussi un goût doré de terre, et le doux détachement de la chair écartée de l’arête » mais aussi, langue quasi démiurgique pour en créer : « quand le miroir entier devient une image distordue de soi, danser dans les vagues sombres le visage et le corps emprisonnés de raies de lumière argentée et de barres dorées, passer au-delà de la vue, au-delà de soi-même vers… quoi ? Non pas la source étroite qu’un grain de poussière, un point, une patte d’insecte peut bloquer pour toujours, mais quelque côte luxuriante battue par autant de vagues qu’il y a de futurs poissons ou de spermatozoïdes avant que le choix ne soit fait, la vie décidée, et où la riche goutte d’eau luisante de puissance et d’orgueil perfectionne son destin solitaire… ». Voilà qui suffirait.
Marta Krol
Vers l’autre été
Janet Frame
Traduit de l’anglais (Nouvelle-Zélande) par Marie-Hélène Dumas
Editions Joëlle Losfeld, 264 pages, 22 €
Domaine étranger Migrer, toujours
mai 2011 | Le Matricule des Anges n°123
| par
Marta Krol
Quand une étrangeté radicale se fait matière même de l’écriture : Vers l’autre été de Janet Frame.
Un livre
Migrer, toujours
Par
Marta Krol
Le Matricule des Anges n°123
, mai 2011.