Le nouveau livre de Carlos Liscano est un beau bijou de maître orfèvre. Un livre référent, c’est sûr, offert en deux parties : une réflexion sur la théorie où le je écrivant se confronte aux abysses de l’acte créatif, et, en suivant, une fable en forme de palimpseste où l’écrivain se frotte à la fiction à laquelle il ne croyait plus avoir jamais accès.
Avec une lucidité et une franchise exemplaires, Carlos Liscano, dès les premières pages du Lecteur inconstant fait le constat d’une pauvre tentative : « J’essaie d’écrire ». Cet « essai », même plein d’un paradoxe, lui est pourtant nécessaire. Vital. La vie réelle et la vie désirée, ici et maintenant, sont en jeu. « Tant que j’écris, confie l’écrivain uruguayen, la vie est en suspens. Même si je ne peux pas dire, tant que j’écris j’existe dans l’autre vie, celle que j’ai inventée. Le dialogue intime n’avance pas. Mais il ne s’agit pas d’avancer, il s’agit de maintenir vivant le contact avec l’origine, avec la parole, avec l’écriture ». Et il poursuit : « Écrire c’est être en maraude, c’est traquer la proie. On ne l’attrapera jamais. Mais sans maraude il n’y a pas de vie. Écrire est la nostalgie de ce qui n’a pas encore été ».
Cette affirmation ouvre bien sûr de larges commentaires mais l’essentiel de la pensée de Liscano se trouve en amont et dans cette question soudaine qui surgit dès le début du texte : « Pourquoi est-ce que je n’arrive plus à écrire ? » Et plus particulièrement de la fiction ? « Parce que je ne suis plus capable de croire à l’histoire que je raconte », explique Liscano. « Je me mets à écrire et j’oublie l’histoire ». Alors il n’écrit plus rien du tout convaincu maintenant d’une impossibilité, d’une vanité. « Je suis comme un petit papier qui brûle dans la nuit. »
Pourtant sauvé de la folie par les mots et le projet de l’écriture quand il connut treize ans d’incarcération dans les geôles de la dictature militaire – il revient sur cet aspect essentiel dans Le Lecteur inconstant –, Liscano est ici au carrefour de lui-même ; lui-même comme un double sans équation possible : homme et écrivain à la fois. « On écrit parce qu’il manque un livre. Parce qu’on croit qu’il manque un livre », poursuit l’auteur des Fourgons des fous. Et pour l’individu qui croit à ce manque, individu est le terme de Liscano, comme si l’anonymat à soi-même était l’issue, « la trouvaille est si prodigieuse qu’il ne se rend pas compte qu’à cet instant il va cesser d’être qui il est pour devenir un autre ».
Écrire comme marcher sur une corde raide, avec d’un côté le vide et de l’autre un rien, voilà le pays réel, et dangereux, de Liscano où « la création, c’est le déséquilibre ». « Celui que je crois être n’existe pas, ajoute-t-il. Celui que je voudrais être se trouve dans l’écriture qui, dans la mesure où elle est vouée à l’échec, ou dans la mesure où je n’écris pas, n’arrive jamais à exister ».
Une solution, pourtant, existe avec la vie imaginaire du corbeau blanc sorti d’une fable de Tolstoï où un corbeau avait entendu dire que les pigeons étaient bien nourris. Alors, le corbeau se peignit en blanc pour se mêler à eux. Découvrant la tromperie, les pigeons le chassèrent du pigeonnier où ils lui avaient fait bon accueil. Le corbeau revint donc parmi les siens qui ne le reconnurent pas et qui ne voulurent plus de lui.
À partir de cette courte histoire, Liscano qui a beaucoup lu, pour l’occasion, Carpentier, Calvino, Buzzati, Verne ou encore Marcial Lafuente Estefania et qui invite aussi au banquet joyeux et fantaisiste Ulysse, Tarzan et Moby Dick, invente une suite en forme de récit d’aventure. Le corbeau blanc, comme un baron de Münchhausen qui croirait aux carabistouilles qu’il débite, y fait un grand numéro de mythomanie le bec plongé dans les grands textes. C’est brillant et enlevé. C’est évidemment la preuve même d’une grande littérature possible.
Serge Airoldi
Le Lecteur inconstant
suivi de Vie du corbeau blanc
de Carlos Liscano
Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Martine Breuer et Jean-Marie Saint-Lu
Belfond, 372 p., 21 €
Domaine étranger La possibilité d’une littérature
octobre 2011 | Le Matricule des Anges n°127
| par
Serge Airoldi
Comment écrire quand l’écriture manque ? Pourquoi l’écriture fait-elle un jour défaut à l’écrivain ? Double quête de Carlos Licano.
Un livre
La possibilité d’une littérature
Par
Serge Airoldi
Le Matricule des Anges n°127
, octobre 2011.