Enquête : la littérature est-elle encore engagée?
Pour évoquer la question du rapport que la littérature aujourd’hui entretient avec l’idéologie, le politique, personne ne nous paraissait mieux placé que les écrivains eux-mêmes. Si la très grande majorité des auteurs s’accorde pour rejeter le statut de divertissement que le marché voudrait imposer à la littérature, ils montrent de vraies divergences quant à la nécessité d’aborder de front la politique.
Nous avons choisi d’interroger des écrivains dont l’œuvre ou les propos paraissaient questionner l’engagement, qu’il s’agisse pour eux d’y souscrire ou de s’y soustraire. Nous avons privilégié les voix relativement nouvelles, ou auxquelles on n’a pas été assez attentifs dans le passé, laissant pour l’heure de côté des écrivains dont le nom était pourtant une évidence pour nous comme Michel Surya, Bernard Noël, Christian Prigent, François Salvaing, Alain Badiou, Antoine Volodine, etc.
À quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, nous avons envoyé un courriel à une quarantaine d’entre eux, prenant soin de couvrir tout l’éventail du champ politique. Beaucoup ont regretté le manque de temps, l’espace restreint qu’on pouvait leur offrir. Certains n’ont pas répondu, d’autres l’ont fait rapidement, se félicitant de notre initiative. La règle du jeu était simple : nous leur avons posé trois questions, ils devaient en choisir une et y répondre en 800 signes et en moins de cinq jours. L’enquête peut se poursuivre et nous publierons sur notre site Internet le texte de chaque écrivain qui voudra bien répondre. Voici les trois questions :
Quelles formes d’engagement vous semblent possibles en littérature ?
En quoi diriez-vous que vous êtes ou n’êtes pas un auteur engagé ?
Pourquoi selon vous la littérature doit-elle ou ne doit-elle pas vouloir changer le monde ?
Et voici leurs réponses.
ARNO BERTINA
Sartre ne disait qu’une chose très simple : je suis engagé de fait par ce que j’écris, que je le veuille ou non, que j’en sois ou non conscient. Écrivant, je bouscule donc l’ordre du monde. Ce n’est jamais la révolution d’Octobre, entendu, c’est invisible – souvent –, ou parfois scandaleux, mais c’est toujours réel. Pour citer Simon citant Pasternak – pour le citer d’une manière qui le ferait grimacer –, les livres sont comme l’herbe qui pousse qui est comme l’Histoire : on ne les voit pas changer le monde mais ils le changent – ne serait-ce qu’en mettant à vif la sensibilité des lecteurs. Les livres ne doivent pas nécessairement vouloir changer le monde : ils le changent de fait. Le vouloir serait le début de la mort, on ne lirait plus que des œuvres étriquées, crispées sur cette volonté. L’engagement littéraire est tordu ; oui je suis entièrement engagé dans ce que j’écris, c’est-à-dire totalement aspiré, concentré, fasciné, mais jusqu’à l’irresponsabilité, précisément – jusqu’au moment où la maitrise (du projet) rendra les armes et lâchera la bride à une forme de...