La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Traduction Marc Martin*

mai 2012 | Le Matricule des Anges n°133

Histoires parallèles, de Péter Nádas

Histoires parallèles

Les aliments absorbés (…) sont une charge pour l’organisme. La transformation accomplie, c’est alors qu’ils deviennent de la force et du sang. Procédons de même pour les nourritures de l’esprit. (…) Digérons la matière : autrement elle passera dans notre mémoire, non dans notre intelligence. Adhérons cordialement à ces pensées d’autrui et sachons les faire nôtres, afin d’unifier cent éléments divers, comme l’addition fait des nombres isolés un nombre unique et comprenant dans un total unique des totaux petits et inégaux entre eux. Voilà comment doit travailler notre esprit : qu’il cède tout ce de quoi il a été secouru et ne produise que ce qu’il en fait. »1
Tout l’enjeu de cette traduction monstre, près de 3000 feuillets de haut vol, se résume dès lors à ne pas sombrer dans les affres de l’indigestion.
Car voilà : solitaire, j’étais un ver infime au beau milieu d’une pomme incommensurable. Tout l’intérieur était bourré à craquer de matière plus noire que la poix, dont les fibres compactes ne me laissaient pas le moindre espace libre. La pomme était remplie de l’intérieur, remplie de pomme à ras bords.
Vaille que vaille, en mal de lueurs, je creusais une galerie dans les chairs impénétrables qui me semblaient la matière même, la vie, la connaissance, la pensée, là où tout vibre et tout mouille. À peine si je savais qu’une galerie s’ébauchait derrière moi, une fine galerie conchiée de chiures de pomme, d’autant plus invisible que mes yeux ne servaient à rien dans l’insondable ténèbre, et que faute de place ou de cou je ne pouvais pas non plus me retourner en arrière.
Ainsi de suite près de cinq ans durant, à remettre mon ouvrage sur le métier, autant de fois qu’il le faut – mi-Sisyphe, mi-Pénélope –, pour convaincre deux instances dénuées d’indulgence. Faute de pratiquer la traduction, on se figure mal à quel point le texte-source exerce, sur le texte-cible ou plutôt son auteur, un impitoyable droit de regard. Qui es-tu, gringuenaude d’imposteur – s’enflamme-t-il, juge suprême –, pour oser prétendre restituer ma substance, quand chacune de tes phrases, et au sein de tes phrases chaque choix de mot, chaque ponctuation, conjonction ou tournure syntaxique « n’est qu’un pis-aller, une sorte d’excroissance générée par l’incertitude avec laquelle, un peu sur le modèle des plantes et des animaux marins avec leurs tentacules, tu explores à tâtons, pour ainsi dire au hasard, et rien de plus, l’obscurité dont je t’enveloppe. »2
La seconde instance n’admet pas davantage, infaillible, irrévocable, les demi-mesures. J’ai nommé, en moi, le lecteur qui en a lu d’autres. Or on sait à quel point rien ne nous fait plus fuir qu’un texte dont la traduction laisse à désirer. Même dans l’ignorance de la langue de l’original, on le flaire aussitôt. Quoique doté d’un corps, avec tripes, moelles, peau sur les os et même une bouche, ce texte traduit sent le cadavre ou pire, la charogne à plein nez, car le satané traducteur n’a pas su y « mettre le souffle de vie, de manière à en faire un être animé et vivant » – dixit, eh oui, la Genèse. Car après l’auteur, le traducteur, dans l’idéal, doit, à l’instar de Dieu, donner au texte souffle de vie. Pour un même rêve, une même aspiration à rebours des faiseurs de golems ou autres Frankenstein : jusqu’à insuffler au texte une vie propre. À part entière. Où il puisse, vivant, respirer, prospérer.

Son attention pénétrante se porte tout autant sur les états mentaux que sur les états gastriques, cardiaques, humoraux ou libidineux.
L’extrême difficulté d’Histoires parallèles de Péter Nádas ? Tout y est « rangé au poil près, dans un ordre fulminant » – dixit Artaud. Et à la fois, on ne sait jamais à quoi s’attendre d’une phrase à l’autre, tant tout y fluctue. Livre-fleuve, allez savoir, au juste, l’eût-on lu et relu, tout ce qu’il brasse et charrie. Où il va mener. Quels personnages (une centaine au bas mot), quels indénombrables objets, sons, couleurs ou réfractions en tous genres (d’une importance tout aussi décisive que les êtres), quelles bribes d’histoires humaines (parfois abruptes, sans omniscience ni le moindre recul, parfois filées à l’infini, telle une métaphore elle-même mise en abyme), ou encore et encore, quels pans de l’Histoire (depuis l’Holocauste à la chute du mur de Berlin, en divers lieux névralgiques de l’Europe – Allemagne, Hongrie, Suisse, France, Pays-Bas) vont y émerger au fur et à mesure. Ou de visions fugitives à hypertrophies (comme cette scène de coïts en mille et une phrases, la plus étendue, dit-on, de l’histoire de la littérature), quelles proportions vont prendre les dévoilements successifs. Les flottements et les plongées en eaux troubles. Au gré d’un flux perpétuel où même les points fixes sont des points de fuite.
Car Péter Nádas entend ici s’affranchir du cercle restrictif des relations de cause à effet, dont il déplore la prééminence en littérature. La logique causale ne détermine pas, à elle seule, la tournure des événements de l’existence. « Au fond, les objets et les phénomènes de l’univers, loin de s’inscrire dans le seul cadre du compréhensible et de l’intelligible, lesquels tourbillonnent, simple écorce, fine membrane, entre abysses bouillonnants et cimes intangibles, procèdent bien plus encore de l’incompréhensible et de l’inintelligible. » Tenez, par exemple : pourquoi la prose « s’occupe-t-elle exclusivement de ce qui nous arrive, alors que ce qui ne nous arrive pas occupe, dans la vie, une place au moins aussi importante »3 ? Qu’à cela ne tienne. Comptez sur Histoires parallèles pour y voir pratiquer l’extension corps et âme du domaine de la prose.
Plutôt corps, oui, et du plus cru, du plus éhonté, scandale !, mais c’est là pure pornographie, avec couples illégitimes, voire d’invertis ou saphiques ! Là encore, Nádas pulvérise les carcans de la morale petite-bourgeoise et judéo-chrétienne. Tant pis pour ceux qui s’en offusquent, il n’en a que faire. Souverain, insoumis, Il s’occupe du Tout. Ne cache rien. Son attention pénétrante se porte tout autant sur les états mentaux que sur les états gastriques, cardiaques, humoraux ou libidineux. De même avec la société, la famille, dont il sonde le vernis, les non-dits, les plus honteux secrets autant que le reste. De même avec Dieu ou plutôt, avec ce qu’en font les hommes : une mécanique, un révélateur, une arme, une vanité parmi tant d’autres.
Ainsi, on ne s’étonnera pas qu’Orbán et ses sbires aient ouvertement invité leurs ouailles à voler, partout où il y en a, les livres de Nádas (en autres auteurs « juifs », « cosmopolites », « subversifs » etc.) et savez-vous pourquoi ? Non vous ne rêvez pas, tenez, je vous pince : pour les brûler vif.
Or donc, si l’ulysséen lecteur d’Histoires parallèles a de quoi s’y perdre, non sans le plaisir intense de se faire ainsi balader dans les grandes largeurs, ne fût-il pas né de la dernière pluie (car ce roman ne se perce pas à jour, notre désir de comprendre, d’embrasser le monde, d’y trouver un sens à notre infime mesure, n’y brille plus que par son indécrottable naïveté), quid, alors, de la personne du traducteur ?
Suis-je assez pénétré de hongrois, une langue pour moi non-innée, pour oser me croire capable de lire, ce qui s’appelle lire l’original ? Saurai-je sauter le gouffre qui sépare les deux langues (la chose n’a rien de métaphorique, on peut très bien s’y anéantir) ? Sais-je assez ma propre langue maternelle ? Qui suis-je, moi, pour prétendre restituer ce livre en français ? Et quand bien même, tiendrai-je la longueur, cette longueur monstrueuse ?
Le bon sens, qui se refuse à confondre travail et simples angoisses existentielles, peine parfois à s’imposer. Laisse de côté les affres de ton petit moi – pontifie-t-il. Pour être à la hauteur, encore faut-il s’en donner les moyens, à savoir entreprendre l’ascension pas à pas. Faut ce qui faut, mon coco. Et même plus, si possible. Cet Everest te surpasse-t-il infiniment ? À la bonne heure, sans quoi ça n’en serait pas un. Nádas lui-même n’a pas mis moins de vingt ans à le bâtir pierre à pierre.
De quoi, surtout, m’en donner à cœur joie (au-delà de mes phases d’abattement, et pourquoi ne l’avouerais-je pas, de pur désespoir où l’on perd tout moyen, où « quelques efforts que fasse l’homme, son néant apparaît partout »4 tant il semble improbable qu’au cours de ma vie de traducteur, une œuvre d’une telle envergure s’offre encore à moi.

En vaille autant la peine, en toute certitude.
Et alors ? Rien à faire. Je m’y revois encore :
Qui sait pour la énième fois, prise et reprise d’élan.
Je saisis la matière. Et la boîte où la mettre. Tant d’autres avant moi n’en firent pas moins.
D’une main, je tiens bien la boîte, et tente de l’autre d’empoigner la matière. Par en dessus, par en dessous. Bille en tête. En partie, déjà, la voilà dedans. On dirait presque l’autre partie dedans.
À deux mains, l’y tasse, l’y enfonce à toute force. Mais je sens qu’à la fin, elle me glisse des mains. Enfle, déferle. Matière à flots où sombre la boîte infime, et moi avec.
Tant d’autres avant moi. Tous foutus dedans.5

1 Sénèque, Lettres à Lucilius
2 D’après W. G. Sebald, Austerlitz
3 Péter Nádas, « Structure et modèles narratifs dans le roman Histoires parallèles », article pour les Assises Internationales du Roman 2012
4 Valery Larbaud, Sous l’invocation de saint Jérôme
5 D’après János Sziveri, L’Epreuve des glaces


* Outre Péter Nádas (Le Livre de mémoires, La Mort seul à seul), Marc Martin a traduit notamment Zsuzsa Rakovszky, Attila Hazai, Tibor Déry. Histoires parallèles (1148 pages, 39  ;) vient de paraître chez Plon.

Marc Martin*
Le Matricule des Anges n°133 , mai 2012.
LMDA papier n°133
6,50 
LMDA PDF n°133
4,00