Personnage central du nouveau roman de Judith Hermann récompensé par le prix Hölderlin et qui fait suite à Maison d’été, plus tard (1998, traduit en 2001) et Rien que des fantômes (2003, traduit en 2005), Alice est surtout le témoin de la mort de cinq hommes plus ou moins proches. À partir de cette situation existentielle précise – la mort extérieure est incisée au cœur de la vie de son héroïne, tout le talent de Judith Hermann, née en 1970 à Berlin, sera de ne pas dire l’émotion mais de réussir à la faire naître du rapport spéculaire qui existe entre le vivant et les morts, de cet écart irréductible.
Le lien qu’Alice entretient avec ces hommes – dont le prénom encadre chacun des cinq récits – est plus ou moins caractérisé. Micha, atteint d’un cancer, « n’arriv(e) pas à mourir » dans sa chambre d’hôpital ; il est un ancien amant d’Alice et celle-ci est venue à la demande de sa femme Maja pour garder leur enfant et lui permettre de se rendre à l’hôpital au chevet de son mari. Conrad lui, est un vieil ami, beaucoup plus âgé, auquel Alice rend visite avec deux de ses amis près du lac de Garde, en Italie. À leur arrivée, sa femme Lotte le conduit à l’hôpital où il meurt d’une infection. Richard, un vieil homme qui est lui aussi un ami de longue date, vit ses derniers jours – une mort programmée où tout a été prévu par sa femme Margaret, jusqu’au jour de ses funérailles. Dans les deux derniers récits, le lien d’attache avec les morts est encore plus familier : Malte, un oncle homosexuel qui s’est suicidé bien avant la naissance d’Alice. Raymond enfin, qui est apparu en pleine santé dans un récit précédent, était le compagnon d’Alice. Ces deux derniers disparus hantent aussi bien ses souvenirs que son quotidien.
On ne saurait se méprendre toutefois : dans ces cinq récits sur la maladie, la perte et la fin d’un monde, à aucun moment Judith Hermann ne verse dans le pesant, la plainte ou les simples lamentations – ce sentimentalisme-là, la romancière l’évite soigneusement. Au contraire, elle joue de la retenue, de la sécheresse même, jusqu’à créer une poétique du temps qui excelle à évoquer cette attente spécifique devant l’imminence de la mort : celle d’une durée suspendue qui s’étire impitoyablement et qu’il faut, pour celui qui reste, habiter malgré tout. Un temps à part, transitoire, grevé de silences, irréel et entrouvert néanmoins dans l’irréversible continuation de la vie. Comment fait-on pour survivre, comment fait-on pour ne pas être englouti ? Eh bien, on avance sans comprendre, on se maintient juste à la surface des choses, des mots car tout se trouve soudain approfondi face au retrait du sens ; on revient simplement à la présence des objets – « la vaillante persévérance des choses » – tout à la fois repère et refuge, qui assurent une fermeté, fût-elle dérisoire, au quotidien qui vacille « Si nous ne faisons pas attention, nous allons disparaître nous aussi (…) sans laisser de trace » dit Alice à Maja après la mort de Micha.
Ainsi, là où le désespoir tragique s’enragerait avec fougue, la douleur, sous la plume de Judith Hermann, devient transparente et silencieuse. Comme en apesanteur ou plongée dans un coma léger, Alice qui s’abstient effectivement de tout commentaire, vit la mort à distance d’elle-même. Elle ne parle d’ailleurs jamais de la mort comme d’un scandale. Et pourtant, le glissement de terrain dans son existence a bel et bien (eu) lieu. Cette attitude lointaine, qu’il s’agisse d’impuissance ou de résignation, incarne peut-être une forme de sagesse devant l’inéluctable qui par-delà le cas individuel d’Alice, semble bien être le marqueur de toute une génération – que l’on songe aux personnages de l’Allemande Katharina Hacker ou du Suisse Peter Stamm.
À l’image de la cuisine de Maja « drastiquement pauvre en sel » (« une sorte de cuisine biblique »), la prose de la romancière, réaliste et précise, se veut résolument « sans tralala ». Un genre de pureté qui s’appuie pourtant sur une attention continue aux choses, aux bruits, capable de révéler les détails tout simples et bigarrés de la vie comme elle vient et continue, et d’où naît une tension par petites touches, quasi pneumatique.
Ainsi « la beauté insupportable » d’un paysage suffit-elle pour dévoiler la béance que rien ne saurait combler. De même, la sensation « extatique » du corps plongeant dans le lac glacé exhausse par contraste l’extinction au monde de celui qui est en train de mourir. S’il y a des « révélations de la mort », comme aimait à le souligner Jankélévitch, reprenant le mot de Chestov, elles proviennent « davantage de la vie elle-même que du dernier soupir ». Tel est ce que nous donne à sentir l’art intensément sobre de Judith Hermann.
Sophie Deltin
Alice
Judith Hermann
Traduit de l’allemand par Dominique Autrand
Albin Michel, 192 pages, 18 €
Domaine étranger Temps suspendu
mai 2012 | Le Matricule des Anges n°133
Autour d’Alice, personnage-pivot du troisième livre de l’Allemande Judith Hermann, meurent cinq hommes qu’elle a connus et/ou aimés. Un récit troublant comme en apesanteur.
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Temps suspendu
Le Matricule des Anges n°133
, mai 2012.