Quoi de commun entre Arthur Rimbaud et un représentant en papier peint ? Rien a priori si ce n’est dans ce roman de Thierry Beinstingel la route, l’appel du commerce et « un monde observé par effraction, diffraction, quelque chose d’inclassable, qui n’entre dans nulle considération, juste aligner des paysages et des phrases, des panoramas et des propos ». Ce VRP a quarante ans d’activités derrière lui. Dans son entreprise, où l’on veut appliquer les méthodes « modernes », on le surnomme « l’ancêtre ». Et on veut le licencier malgré ses bons résultats. Une jeune femme se voit chargée de cette mission d’évacuation. Elle doit saisir cette chance pour entamer son ascension sociale, elle qui par ailleurs traverse la vie en solitaire.
Le récit se découpe en courts chapitres dans lesquels l’auteur s’adresse alternativement à ses personnages, « tu » pour elle et « vous » pour lui, décortique leur existence et sonde leur rapport maladif au travail. Lui a passé sa vie sur les routes, il a hanté les hôtels, sa femme l’a quitté. Il n’a plus que le travail. Depuis le jour où il a vu une émission sur l’enfant de Charleville et a compris que l’on « pouvait naître poète et devenir VRP, représentant, courtier, ça n’était pas incompatible », il collectionne les œuvres rimbaldiennes. De son côté, elle est à l’orée de l’engrenage entrepreneurial. Et a en tête, en contrepoint radical, cette phrase d’Hannah Arendt : « On peut parfaitement concevoir que l’époque moderne – qui commença par une explosion d’activité humaine si neuve, si riche de promesses – s’achève dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que l’Histoire ait jamais connue ».
Ces deux-là sont faits pour se croiser, emportés par cette « fuite vers la consommation (qui) combl(e) le vide de nos vies ». Il s’agit de récupérer les mots, ceux de la poésie, ceux du quotidien et de l’être et, comme le titre l’indique, de déserter une existence d’imitation modelée par la structure économique. Malgré une fin de récit quelque peu consensuelle sur une définition possible de la littérature, Thierry Beinstingel touche avec précision et justesse un des lieux où se niche une horreur économique : le langage.
Christophe Dabitch
Ils désertent
Thierry Beinstingel
Fayard, 260 pages, 19 €
Domaine français Ils désertent
octobre 2012 | Le Matricule des Anges n°137
| par
Christophe Dabitch
Un livre
Le Matricule des Anges n°137
, octobre 2012.