C’est ici une sorte de cénotaphe que bâtit Tomasz Kizny. Ainsi qu’il procéda naguère pour le Goulag (Acropole Belfond, 2003), il construit un tombeau pour les centaines de milliers de victimes oubliées, niées, tuées en quelque sorte une seconde fois par le silence : celles de la Grande Terreur. Pour des raisons encore controversées, Staline mit en branle, par l’ordre secret 00447 du 30 juillet 1937, cette opération qui devait, en seize mois, conduire à la mort par fusillade ou à la condamnation à une peine de camp de dix ans minimum des coupables presque désignés d’office. En furent victimes les membres de minorités suspectées de penchants nationalistes, des ouvriers prétendument saboteurs, des paysans rétifs face à la collectivisation, des trotskistes camouflés ou des chrétiens orthodoxes – mais aussi des communistes de la première heure et, dans une seconde vague, les tchékistes, juges et tortionnaires qui avaient procédé quelques mois auparavant aux arrestations et exécutions. On peut penser que le bilan s’éleva à près de 750 000 morts et 800 000 condamnés au Goulag. L’ouvrage se compose de trois parties : la première est constituée de photographies de ceux qui furent arrêtés – certaines furent prises le jour même de l’exécution – et ce sont donc des sortes de « masques mortuaires » extrêmement impressionnants par leur frontalité et leur simplicité. La seconde recense – comme il est désormais d’usage après le Shoah de Lanzmann – les lieux qui ont pu être retrouvés : ravins où se déroulèrent les exécutions, cimetières où l’on dissimula des fosses communes, charniers recouverts ici par des immeubles, là par une autoroute. La troisième partie rassemble de nouveau photographies et témoignages de proches des victimes, survivants qui portèrent leur vie durant le stigmate d’être des « enfants d’ennemis du peuple ».Tomasz Kizny a surtout été aidé dans cette tâche difficile par l’Association Mémorial qui, fondée en 1988 par Sakharov, « refuse d’oublier l’inconcevable ». Ces images nous permettent en effet de redonner un visage à ceux qui furent même privés de sépulture. Comme le dit Didi-Huberman dans une formule à dessein paradoxale voire provocatrice : « Pour savoir, il faut imaginer » : cet ouvrage saisissant peut nous y aider.
Thierry Cecille
La Grande Terreur en URSS 1937-1938
de Tomasz Kizny
Traduit du polonais par Véronique Patte
Noir sur Blanc, 412 pages, 40 €
Domaine étranger Dans ces yeux-là
mai 2013 | Le Matricule des Anges n°143
| par
Thierry Cecille
Un livre
Dans ces yeux-là
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°143
, mai 2013.