L’application concrète, et sans URL, du principe d’hypertexte, voilà ce à quoi ressemble Épilogue, quatrième volet du triptyque d’essais (composé de Bardadrac, Codicille et Apostille) initié par le père de narratologie en 2006. Plus souple que les ouvrages de poétique qui ont contribué à faire de Genette le nom de passe universitaire qu’il est aujourd’hui, Épilogue se présente comme une démonstration de virtuosité digressive, construite tout en renvoi d’idées et en transferts de pensées.
Ici, ce sont des étonnements du quotidien : quelle est la signification du « je reviens dans deux heures » des vitrines d’épicerie ? D’où vient l’étrangeté du « vous pouvez embrasser la mariée » ? Toutes les erreurs de numérotation téléphonique conduisent-elles à l’hôpital Cochin ? Comment expliquer l’extrême sensibilité musicale des despotes les plus sanguinaires ? La « tolérance zéro » peut-elle soulager les angoisses des grands-mères ? Là, ce sont des réflexions thématiques, sur la politique (à laquelle Genette ne croit plus), la fidélité (qu’il trouve trop exclusive), les progrès technologiques (dont il regrette qu’ils nuisent à l’anonymat), la curiosité (défaut qu’il préfère chez autrui) ou encore la musique (cette idéale mise en forme des durées). Ailleurs encore, ce sont de simples souvenirs de séductions et de « béguins » (terme tout particulièrement chéri par Genette), littéraires comme féminins…
Pour autant, ce serait manquer de finesse que de considérer cet Épilogue comme une balle rebondissante faite d’une centaine d’idées chewing-gum (trop) rapidement mâchées. Car si les pensées du critique rebondissent bien à chaque page, c’est, cependant, toujours sur un même sol. Et ce paysage mental, ce background, c’est paradoxalement celui du temps.
Celui-là, Genette n’a jamais bien su l’appréhender : « Si l’espace ne me pose aucune difficulté “théorique” (des obstacles pratiques, certes, et même de plus en plus), le temps, lui, m’en pose beaucoup, et ce sont elles qui m’attachent ici comme ailleurs, pour la peine et pour le plaisir ». Toute sa vie, le linguiste a lorgné du côté du constant et du chronologique sans parvenir à l’apprivoiser : « Ce n’est pourtant pas faute de propension au romanesque lui-même, propension tout aussi ancienne, et qui ne m’a jamais quitté malgré (ou non) les apparences (…) mais j’éprouve assez vivement, pour chaque souvenir “réel”, l’interruptus qui consiste, faute d’en pouvoir révéler l’issue, à y couper court, ou à la quitter peu à peu sur la pointe des pieds pour le dissoudre dans une considération plus évasive ». L’écriture intime de Genette, comme celle de Roland Barthes, s’attache donc à la durée séquentielle, à l’esthétique du fragment. Ce que le théoricien cherche dans ses essais, c’est moins à déplier le flux continu de son intériorité qu’à façonner un « tableau impressionniste, par touches disjointes, aussi bien que cubiste, par éclats et facettes ». Le temps, c’est donc avec sérendipité que Genette l’envisage, s’attachant à s’exposer aux surprises (« Une bonne surprise, comme le dit le proverbe chinois, vaut mieux que pas de surprise du tout »), au « vent de l’éventuel » et à « faire entrer l’imprévu » bien davantage qu’à suivre le cours d’une unique pensée. On connaissait moins le visage de Genette que celui de ses figures : on le découvre ici avant qu’il ne soit trop tard, alerte et malicieux, qui nous rappelle combien la pensée ardue se nourrit toujours de l’inopiné.
Blandine Rinkel
Epilogue
Gérard Genette
Seuil, 204 pages, 17 €
Essais Dernier rebond
mars 2014 | Le Matricule des Anges n°151
| par
Blandine Rinkel
Dans un bardadrac apparent, Gérard Genette confie sa méfiance à l’égard de la chronologie et son amour des saillies. De quoi penser sa vie comme un long fleuve parsemé de ricochets.
Un livre
Dernier rebond
Par
Blandine Rinkel
Le Matricule des Anges n°151
, mars 2014.