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Traduction Vincent Raynaud

mars 2014 | Le Matricule des Anges n°151

Les Noirs et les rouges, d’Alberto Garlini

Les Noirs et les rouges

Chaque traduction est une aventure. Tout peut arriver, le meilleur et le pire, impossible d’avoir la moindre certitude avant de s’être plongé dedans. Dans le cas des Noirs et les rouges, l’aventure a commencé longtemps avant que le roman ne soit publié dans son pays, l’Italie. J’étais déjà le traducteur d’Alberto Garlini et, dès qu’il a envisagé de raconter une période bien spécifique de l’histoire italienne récente – la fin des années soixante et le début des années soixante-dix –, nous en avons régulièrement parlé. Il m’a d’abord fait lire un premier long chapitre, qui contenait déjà en germe ce que deviendrait le livre, puis une version terminée et non éditée et, pour finir, celle qui est effectivement parue. Soit huit cents pages épiques, sur les traces et dans la tête d’un jeune néo-fasciste qui bascule dans le terrorisme. Et qui tombe amoureux.
Alberto a consacré cinq ans de sa vie à préparer et à écrire Les Noirs et les rouges. De son propre aveu, il a lu des centaines d’ouvrages souvent obscurs, parfois clandestins, entrant en contact avec d’équivoques libraires spécialisés partout en Europe et se faisant envoyer des livres qui aurait pu lui valoir un très vif intérêt de la part de l’équivalent italien des Renseignements généraux. Il faut avoir vu quelqu’un lire une biographie de Hitler l’été sur la plage, sous le regard unanimement réprobateur et indigné de ses voisins de parasol, pour mesurer le degré d’abnégation que nécessite la rédaction d’un tel roman.
Naturellement, il n’y avait chez l’auteur et il n’y a eu chez moi aucune trace de connivence idéologique, mais bel et bien – et c’était du reste l’effet recherché, pour lui comme pour moi – de l’empathie : pénétrer dans la tête du monstre, non pas pour le comprendre ou l’excuser, mais pour le montrer, pour l’exposer dans toute sa folie meurtrière. Ce chemin, tortueux et parfois éprouvant, Alberto l’a parcouru de bout en bout, et je l’ai suivi sur cette voie. Je ne l’ai pas décidé, ç’a vite été un besoin, la condition indispensable d’un travail de traduction à la hauteur du roman. Et, si je n’ai pas lu de biographie de Hitler sur la plage, en lisant les versions successives du roman puis en passant sept mois avec lui, j’ai tout de même eu le privilège d’être parmi les premiers à entrer dans la tête de Stefano Guerra, son personnage principal.
Au départ des Noirs et des rouges, il y a une expérience aussi simple qu’édifiante. Tout d’abord, prenez les écrits de penseurs d’extrême gauche, les textes d’anciens de Lotta Continua ou même les communiqués des Brigades Rouges, et lisez-les. C’est théorique, conceptuel, un doctorat en philosophie n’est pas de trop pour y comprendre quelque chose. Et, surtout, c’est daté, ça ressemble aux vestiges d’un temps révolu. Puis faites la même expérience avec les textes de penseurs d’extrême droite écrits à la même époque (il n’y en a pas beaucoup). Essayez Julius Evola, par exemple. La différence est frappante : c’est basique, clair et direct, c’est un appel à la violence, à la destruction, à la purification par le feu. C’est redoutablement efficace et terriblement actuel. Voilà ce que voulait raconter Alberto Garlini, ce que j’ai vraiment compris durant le travail de traduction : cette violence-là, ce nihilisme, cet hymne à la destruction font partie du présent, pas juste du passé. Ce qui est très inquiétant.
Chaque traduction est une aventure, qui appelle sa propre méthode, unique et impossible à répéter. Une façon de travailler peut être stable le temps de quelques traductions, puis elle change sous l’impulsion d’un nouveau texte qui manifeste ses propres exigences. Dans le cas des Noirs et des rouges, la longueur – environ mille cinquante feuillets – semblait a priori constituer une difficulté en soi, ne serait-ce que parce qu’un roman de cette ampleur a forcément une construction solide et élaborée, qu’il est rempli d’échos, de rappels, de motifs qui reviennent et auxquels il faut prêter la plus grande attention. J’en ai certes fait l’expérience au cours des sept mois de traduction (entre décembre 2012 et juin 2013), mais il y a plus intéressant. D’ordinaire, après un certain nombre de versions et de soigneuses relectures – car chaque mot est une pierre sous laquelle peut se cacher un scorpion ou éclore un bourgeon –, je mets de côté le texte original et je m’efforce de l’oublier, pour permettre à la traduction de prendre son envol, d’exister de façon autonome, sans le support du roman préexistant. Et, les innombrables recherches et vérifications dûment faites, j’essaie de me passer de toute ressource et de me concentrer sur la seule traduction. Cette fois-ci, j’ai tout gardé : pages Internet ouvertes en permanence (dictionnaires variés, Google, Wikipedia), l’original et même l’un ou l’autre livre (notamment Les Bienveillantes de Jonathan Littell, Les Détectives sauvages et 2666 de Roberto Bolaño) dont la lecture m’a été bien utile afin de trouver le ton juste.
Vivre avec Les Noirs et les rouges a donc constitué une expérience totale, extrême, d’immersion dans un roman et dans son univers, à tel point que, pour la première fois, j’ai eu du mal à mettre le point final. J’aurais volontiers continué. Et, à présent que le livre est paru, qu’il est posé sur une table chez moi, parfois je l’ouvre, j’en lis quelques lignes, je souris ou grimace, et je sens une main sur mon épaule, j’entends la voix de ma femme qui dit : Mais c’est toi qui l’as traduit.
Heureusement, il n’y a pas que des monstres, dans Les Noirs et les rouges, et il n’y a pas que des raisons de faire des cauchemars après l’avoir lu. Il y a aussi une histoire d’amour impossible et deux personnages féminins inoubliables, il y a une Éducation sentimentale sur fond de révolution avortée, il y a un fils qui se cherche un père, qui en teste plusieurs l’un après l’autre, puis les rejette tous et… c’est vrai : aujourd’hui encore, je n’en ai pas fini avec ce roman, il travaille toujours en moi.

* Traducteur, entre autres, de Giorgio Vasta, Vitaliano Trevisan, Alan Pauls. Les Noirs et les rouges est paru le mois dernier aux éditions Gallimard.

Vincent Raynaud
Le Matricule des Anges n°151 , mars 2014.
LMDA PDF n°151
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