À la fois narrateur, protagoniste, ivrogne et solitaire, Hanta travaille dans une usine de vieux papiers quelque part à Prague. Son quotidien se résume à réduire en ballots les tonnes de papiers qui dégringolent du plafond par une trappe : papiers de boucherie maculés de sang, paperasses diverses, reproductions de toiles célèbres, revues, livres et même belles reliures. Ce sont parfois des bibliothèques entières qui lui tombent sur la tête, et qu’il fait repartir vers la Suisse ou l’Autriche, où les livres sont vendus au poids. Parfois lestés de quelques mouches et de cadavres de souris.
Lorsqu’il commence sa confession, cela fait déjà trente-cinq ans qu’il s’applique à détruire ce que d’autres lui apportent. Sans se poser de questions. Enfin presque. On ne pilonne pas impunément des livres pendant toute une vie : quand ils « ont consigné quelque chose de valable, on entend encore leur rire silencieux au milieu des flammes, parce qu’un vrai livre renvoie toujours ailleurs, hors de lui-même ». Raison de plus pour ouvrir l’œil. Et le bon. Dès qu’un volume lui paraît digne d’être sauvé du pilon, Hanta le met de côté. Le feuillette aussitôt. Le picore. Y prélève une phrase, qu’il suce ensuite « comme un berlingot ». Ou alors il emmène le livre chez lui, dans cet appartement où il entasse les volumes et où « il reste juste un petit chemin pour aller à la fenêtre et au fourneau, aux w.-c., juste la place de s’asseoir ».
La destruction massive n’est pas toujours indolore : « quand je pressais des livres dans ma presse mécanique, quand, dans un cliquetis de ferraille, je les écrabouillais par une force de vingt atmosphères, j’entendais des bruits d’ossements humains, comme si je broyais à la moulinette les crânes et les os des classiques ». Alors, pour se redonner du courage, Hanta n’hésite pas à boire, cruche de bière sur cruche de bière, tout en lisant la Théorie générale du ciel d’Emmanuel Kant. Une prouesse qui n’impressionne pas du tout son supérieur hiérarchique, plus prompt à s’émouvoir avec des questions de rendement.
On s’en doute, le rendement n’est pas de nature à séduire Hanta. Lui, ce qu’il aime, au-delà de sa presse (avec laquelle il vit une belle histoire d’amour), c’est le travail bien fait. Presque élevé au rang d’œuvre d’art. Ses ballots de papier, il les pense. Les caresse mentalement. Mieux encore : il les crée, y enfermant un livre aimé, et l’entourant d’une belle reproduction de peinture. Comme s’il s’agissait d’un sépulcre.
Pas étonnant quand même qu’on le retrouve souvent abruti de travail ou de bière, sans que l’on sache très bien lequel des deux ingrédients contribue le plus à son aliénation. Pas étonnant non plus qu’avec une vie pareille son cerveau ne soit plus « qu’un paquet d’idées écrasées ». À force d’enfoncer le bouton vert pour faire avancer le plateau de la presse, ou le bouton rouge pour le faire reculer, ce va-et-vient devient « le mouvement fondamental du monde ».
Jamais ce Sisyphe des temps modernes ne s’apitoie sur son sort, même lorsqu’il découvre, non loin de Prague, l’existence d’une presse hydraulique qui ne supporte pas la moindre pause et qui fait le travail de vingt machines comme la sienne. Surtout si elle se trouve entre les mains d’ouvriers pour qui les livres ne comptent pas. Et même lorsqu’un matin il voit s’installer à sa place deux jeunes membres de la brigade socialiste du travail, Hanta ne bronche pas. Peut-être boit-il trop pour se plaindre. À moins qu’il n’ait trouvé refuge à l’intérieur d’un livre.
Diffusé en 1976 à Prague sous forme de « samizdat » (« publication clandestine »), Une trop bruyante solitude peut bien sûr se lire comme une dénonciation du totalitarisme soviétique. Mais ce n’est peut-être pas cette lecture politique qui permettra le mieux d’en apprécier la saveur.
Ce qui fait la beauté de ce récit, c’est Hanta lui-même. Sa résistance à la bêtise. Ce qu’il parvient à opposer à toutes les formes de barbarie. Ses rêves par exemple, qui l’autorisent à retrouver n’importe quand la petite Tsigane qu’il a aimée et qui a disparu un jour de sa vie, enlevée par la Gestapo et déportée à Auschwitz ou Majdanek. Sa capacité, aussi, à s’évader des bas-fonds dans lesquels il est contraint de s’enfermer chaque jour, en dégustant une phrase pêchée au hasard entre les pages d’un livre, ou en s’émouvant d’une toile soudain tombée du ciel. Jusque dans son antre, la vie lui réserve de telles providences.
Pour le dire autrement, et c’est peut-être le message que Hrabal a voulu glisser dans ce récit plutôt sombre, où l’on peut côtoyer Lao Tseu et Jésus en playboy : face à la barbarie il y a l’homme. Toujours l’homme. Ses émotions. Sa candeur. Son aptitude à dénicher la beauté là où elle se trouve. Quel que soit le décor. Ce qui est franchement rassurant.
Didier Garcia
Une trop bruyante solitude
de Bohumil Hrabal
Traduit du tchèque par A.-M. Ducreux-Palenicek
Robert Laffont, « Pavillons poche », 126 pages, 6 €
Intemporels Love story
mars 2014 | Le Matricule des Anges n°151
| par
Didier Garcia
L’écrivain tchèque Bohumil Hrabal (1914-1997) nous emmène entre les mâchoires d’une presse à papier. Pour y trouver de la beauté.
Un livre
Love story
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°151
, mars 2014.