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Domaine étranger Le fantôme de la liberté

mars 2014 | Le Matricule des Anges n°151 | par Thierry Cecille

Aux confins gelés de la Turquie, un appelé côtoie la folie. Hakan Günday l’accompagne sur les chemins du délire et du désespoir.

Alors que chez nous la conscription est devenue un lointain souvenir, elle demeure, dans nombre de pays, plus qu’un simple passage obligé, une initiation douloureuse, voire un voyage au bout de la nuit. Songeons aux Israéliens qui refusent d’oppresser davantage encore les territoires dits occupés… En Turquie, où l’armée est encore présentée parfois – tragique paradoxe – comme le dernier rempart des libertés publiques et laïques, le service militaire reste l’incontournable épreuve que doivent affronter ceux qu’aucun passe-droit ne prémunit. Ainsi le narrateur-protagoniste de ce roman se retrouve-t-il dans un camp perdu, devine-t-on, au sud-est de la Turquie, dans ce Kurdistan dont naguère encore il était interdit de prononcer le nom. Il a encore devant lui un nombre de jours – et de nuits – qui lui semble infini. L’ennui règne, il doit subir les gardes interminables avec un gilet pare-balles de « onze kilos », les ordres absurdes et, par-dessus tout cela, la neige de l’hiver kurde, « le seul point commun entre les soldats qui ne savaient pas apprendre et les gradés qui ne savaient pas enseigner ». La solitude devient une souffrance : « La garde était une cellule, la cellule le vide d’une prison à ciel ouvert ». On devine rapidement qu’il ne s’en sortira pas indemne…
L’écriture métaphorique parfaitement maîtrisée d’Hakan Günday, la diversité des registres qu’il sait mêler, varier – et dont nous avions eu un premier exemple avec le provocateur D’un extrême l’autre (voir Lmda N°140) – font de ces centaines de pages une expérience de lecture à la fois violente et réjouissante. Il faut en effet ajouter qu’à la relation de cette descente aux enfers (entre Catch 22 de Joseph Heller et Full Metal Jacket de Kubrick, ainsi que Günday le précise lui-même) vient s’ajouter une autre dimension : celle d’une évocation historico-politique qui vient donner à ce destin contemporain une résonance plus ample.
Le manque de sommeil, la mauvaise nourriture, le froid provoquent chez certains des « crises de réminiscences subites » ou des « crises d’amnésie soudaine » mais pour notre antihéros les délires dont il est victime revêtent une forme particulière : ne cesse de venir lui parler, dans ses interminables nuits de garde, un « homme qui n’existait pas ». Mais ce fantôme a vécu jadis – et quelle vie ! Il se présente ainsi à celui qui devient son auditeur mi-effrayé mi-fasciné : « J’ai été pendu, exécuté » – puis se raconte : il fut Ziya Hursit, député de la première assemblée de la République turque en 1920, et condamné à mort pour avoir tenté un attentat – raté – contre Atatürk en 1926.
Les étapes de son existence aventureuse viennent donc comme en contrepoint des épisodes tragico-burlesques que vit le narrateur : engagé dans l’armée allemande en 1916, il tombe amoureux à Berlin et y rencontre George Grosz, avant de revenir en Turquie pour délivrer son père et son frère des geôles de l’occupant anglais, se battre contre les Grecs durant la Guerre d’Indépendance et être élu député à vingt ans. Admirateur de Mustapha Kemal, il devine cependant très vite que la sorte d’adulation aveugle qui conduit le peuple tout entier à lui donner le titre d’Atatürk, c’est-à-dire de père des Turcs, ne peut que mettre en péril la liberté pour laquelle il s’est battu jusque-là : « Il était devenu l’esclave du peuple qu’il avait affranchi ». Autour du grand homme ne grenouillent que des ambitieux ou des lâches – et Ziya pense alors que seule la mort du chef pourra réveiller les énergies (le lecteur se perd parfois en ces événements lointains, peut-être davantage de notes historiques aurait-il été bienvenu…).
Bien sûr ces deux destins parallèles permettent une réflexion – mais par touches discrètes, puisque nous sommes heureusement bien loin d’un roman à thèse – sur la trajectoire politique de la Turquie, de la dictature progressiste d’Atatürk à la démocratie très limitée d’aujourd’hui. La mélancolie, d’abord résignée puis forcenée, du narrateur tient aussi à l’incompréhension réciproque entre les Turcs et les Kurdes – « Manifestement, on s’était entendus pour ne pas se comprendre » – et au constat des inégalités sociales scandaleuses qui persistent. L’humiliation n’est pas imposée aux seuls soldats – « Nous, non pas première personne du pluriel mais dernière » – mais à tous ceux que la misère mène à la révolte vaine ou à la mort. Ainsi en va-t-il de ces femmes kurdes qui ne possèdent pas même une carte d’identité : « Parce qu’on cachait les femmes. Elles ne faisaient surface qu’au moment de leur suicide. Dans la préfecture où on trouvait au moins deux armes dans chaque foyer, les filles se suicidaient aussi vite que la nuit succédait au jour. » Le narrateur lui-même n’échappera à la tentation du suicide, « précipice de démence », qu’in extremis : « Je ne connaissais pas la vitesse des spermatozoïdes de mon père, mais mourir semblait plus facile et plus rapide que vivre ».

Thierry Cecille

Ziyan
Hakan Günday
Traduit du turc par Pierre Bastin
Galaade Éditions, 439 pages, 24

Le fantôme de la liberté Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°151 , mars 2014.
LMDA PDF n°151
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