Si le début paraît assez conventionnel, avec une victime et un meurtrier parfaitement anonymes, le roman prend vite une plus vaste vitesse de croisière. Peu à peu, en une spirale qui aspire le lecteur sans espoir de retour, l’action quitte New York et le seul présent pour convier bien des retours en arrière dans le passé complexe du narrateur, bien des lieux brûlants de la planète, parmi Afghanistan et Turquie, Birmanie et Arabie Saoudite. Mais aussi Florence où un laboratoire de restauration d’œuvres d’art révélera les photographies cachées dans le nitrate d’argent des miroirs… Entre les strates de la personnalité du héros, entre espionnage et bioterrorisme, l’intérêt du lecteur ne faiblit pas.
D’identité en identité, celui qui se fera appeler « Pilgrim », est d’abord un orphelin adopté par une riche famille. Recruté par les services secrets, la CIA, une officine plus secrète, il a connu la guerre froide à Berlin, l’élimination de traîtres vendus à l’URSS et de mafieux grecs. Il croit disparaître du monde du renseignement, avant de devoir raccrocher pour contribuer à une inédite enquête criminelle, puis de se lancer à la recherche du « Sarrazin », qui « lut tous les auteurs majeurs – Mao, le Che, Lénine – et assista aux réunions et conférences de nationalistes panarabes forcenés, de bellicistes Palestiniens et de plusieurs autres qu’on pourrait qualifier d’hommes des cavernes islamistes ». Le vengeur fanatique se prépare à abreuver les États-Unis de doses injectables chargées d’une souche de variole, génétiquement modifiée par ses soins pour résister à tous les vaccins… Le jeu de piste est rocambolesque autant que parfaitement crédible : des cadavres occidentaux sous la chaux dans les montagnes de l’Indou Kouch, un père décapité par la tyrannie saoudienne, un ponte syrien énucléé par un médecin libanais déterminé, une policière turque insoupçonnable, une villa construite par d’anciens SS au-dessus de la mer Égée, les réseaux européens d’Islam, où « l’Occident avait enfin un ennemi à la mesure de nos peurs », sont parmi le fil d’Ariane.
Certes, on pourra lire ce roman comme un remake d’un James Bond, mais particulièrement dense, comme un opus manichéen, opposant superhéros américain et superfanatique jihadiste, voire un énorme scénario qui ne manquera pas de susciter un film d’action à rebondissements hollywoodien.
On peut évidemment se contenter de baigner dans le thriller particulièrement haletant d’un nouveau pèlerin de la fondation américaine. Mais ce serait occulter des enjeux plus criants. Si c’est grâce à la surveillance mondiale des télécommunications que le NSA et la CIA parviennent à localiser le terroriste et finalement l’annihiler, et donc sauver les États-Unis et le monde, faut-il en déduire qu’il ne faille pas refréner leurs ardeurs ? La liberté des citoyens se doit d’être autant respectée, comme l’a pointé l’affaire Snowden, que notre sécurité. De plus, la responsabilité de l’écrivain n’est-elle pas à interroger ? Lorsque le héros publie un essai spécialisé en criminologie, il a la surprise de constater que la meurtrière qu’il pourchasse s’en est exactement inspirée pour effacer toute trace ADN, toute identité. Un apprenti terroriste ne risquerait-il pas de copier le mode opératoire du projet de crime planétaire mis en scène par Je suis Pilgrim…
Au-delà du romancier, Terry Hayes, également scénariste de Mad Max 2, il faut évoquer la traductrice, Sophie Bastide-Foltz, qui se voue rarement par hasard dans de vastes projets. Curiosité, sage opiniâtreté sont les maîtres mots de celle qui s’engagea dans la traduction de La Grève d’Ayn Rand (Belles Lettres, 2011), autre grand roman du monde libre qui ne méprise pas les qualités narratives et de suspense du roman feuilleton et de société, si traditionnel puisse-t-il paraître.
Thierry Guinhut
Je suis Pilgrim
Terry Hayes
Traduit de l’anglais par Sophie Bastide-Foltz
JC Lattès, 656 pages, 22,90 €
Domaine étranger Au nom des siens
mai 2014 | Le Matricule des Anges n°153
| par
Thierry Guinhut
Le premier (et épais) thriller de l’Anglais Terry Hayes part en guerre contre le fanatisme.
Un livre
Au nom des siens
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°153
, mai 2014.