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Domaine étranger Une femme libre

mai 2014 | Le Matricule des Anges n°153 | par Thierry Cecille

Sur les pas de Kafka, Svevo et surtout Pavese, c’est à la rencontre d’elle-même que voyage Tezer Özlü, farouche exploratrice de l’intime.

Une fois de plus, le travail remarquable des Éditions Bleu autour nous permet de faire la connaissance, d’approcher, non seulement un écrivain encore peu connu chez nous, mais une vie exemplaire, toute de création et d’authenticité. Ce volume, en effet, qui succède à un roman publié en 2011, Les Nuits froides de l’enfance, nous offre en introduction et en postface des éléments biographiques qui permettent d’entrer plus pleinement dans le récit qu’ils accompagnent. Née au cœur de l’Anatolie rurale et rude en 1942, Tezer Ozlü suit ses parents à Istanbul où elle passe dès lors sa jeunesse. Alors que son frère aîné devient un des écrivains les plus importants de ce que l’on nomme la « génération 1950 », Tezer, dès qu’elle le peut, voyage et écrit. Elle rencontre à Paris un jeune dramaturge turc, qu’elle épouse. De retour à Istanbul, elle participe à ses expériences théâtrales, publie des nouvelles, traduit Les Fraises sauvages, le scénario de Bergman. Cependant, entre 1967 et 1972, elle doit être internée à plusieurs reprises pour une maladie maniaco-dépressive, et subir l’internement et les électrochocs. La tension politique qui règne alors en Turquie accroît encore ses angoisses. Elle divorce et épouse le cinéaste Erden Kiral, proche de Yilmaz Güney, et travaille avec lui à l’écriture de scénarios. Elle se rend souvent en Allemagne, à Berlin en particulier. Elle y écrit en 1982, en allemand, le récit que nous découvrons ici, intitulé Sur les traces d’un suicide. Elle ne parvient pas à le faire publier – mais en écrit une seconde version, en turc, qui, elle, paraît en Turquie en 1984. Elle tire également de ce texte un scénario – présent dans ce volume – qui a pour titre La Vie hors du temps. Mais la mort s’approche alors : un cancer du sein l’emporte en 1986.
Ces événements et d’autres encore – des images de l’enfance, des souvenirs-écrans – sont évoqués de manière elliptique dans ces pages, qu’éclairent également çà et là des notes bienvenues. C’est que ce récit de voyage, bien peu touristique, s’apparente plutôt à un retour amont et à une sorte d’auto-analyse, mêlant l’enthousiasme à la douleur. Depuis son adolescence, Pavese est pour Ozlü comme une figure tutélaire, un ami qui lui parle, par-delà sa mort, dans les textes qu’elle connaît parfaitement – elle en a traduit quelques-uns – et qui vont venir rythmer ce voyage. Partant de Berlin, elle désire rejoindre Turin, où Pavese s’est suicidé, et son village natal, Santo Stefano Belbo, où il lui arriva d’être heureux. Sur sa route, elle fait quelques détours, vers Prague, où devant la tombe de Kafka elle se réjouit qu’il ait pu, par sa mort, devancer l’extermination, vers Trieste, où elle a la chance de rencontrer la fille de Svevo, à qui Joyce en personne donna des cours d’anglais…

« L’écriture est la plus grande folie qui soit. »

En même temps, comme en une subtile symphonie qui perturbe le fil narratif et exige du lecteur une attention pleine d’empathie, elle se laisse aller aux réminiscences, examine attentivement ce qui, autour d’elle, vit et vibre – et demeure disponible, en particulier, aux rencontres sensuelles. C’est en effet une sorte de liberté nerveuse qu’elle manifeste avant tout, comme une énergie mélancolique face à la réalité, dont elle perçoit la richesse multiforme. À Berlin, elle s’effraie face à des solitaires abandonnées : « Enfant j’entrevoyais l’absence de limites du monde, mais non la solitude des vieilles femmes ». Dans chaque hôtel, à chaque crépuscule, elle se retrouve face à elle-même : « Et les nuits ne me suffisent pas. Et ma condition humaine non plus. Ni les mots, ni les langues. » L’emprisonnement psychiatrique qu’elle a dû subir prend parfois dans ses méditations ou ses cauchemars une dimension métaphysique : « Les murs. Nos tombes en pleine vie » .
Tezer Özlü n’a pas oublié pour autant les tourments mais aussi les éclats de clairvoyance que lui apportait ce qu’elle nomme « le délire ». L’insomnie est souvent la compagne des nuits, la somnolence ou la déprise de soi perturbent parfois les jours. Mais l’attention envers ce qui l’entoure reprend le dessus – et l’on perçoit parfois comme un ton durassien, une sorte d’humour noir, de jugement sarcastique retenu envers l’incongruité, l’étrangeté et la maladresse touchante des hommes dans le labyrinthe du quotidien. Dans le métro berlinois, observe-t-elle en souriant, « les gens se déplacent par portraits de famille », en Bulgarie, les paysans, eux, ont « des visages comme dans les films de Francesco Rosi ». Et Comme Duras, elle pèse les risques qu’encourt l’écrivain – et qu’elle assumera jusqu’au bout : « L’écriture est la plus grande folie qui soit. Plus grande que la folie clinique, reconnue. Elle en dépasse les limites, comme celles de la vie et de la mort ».

Thierry Cecille

La Vie hors du temps
Tezer Ozlu
Traduit de l’allemand par Diane Meur
Bleu autour, 239 pages, 17

Une femme libre Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°153 , mai 2014.
LMDA PDF n°153
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