Le succès du Guépard, magnifié par le film de Visconti, cache dans son ombre un récit lumineux et aquatique, « Le professeur et la sirène », qui est l’un des quatre joyaux de ce recueil. En ses « Souvenirs d’enfance » qui constituent le premier volet de ce retable, c’est une série d’impressions visuelles parmi les vastes demeures de la noblesse sicilienne, ranimées par les fragments autobiographiques. Mais aussi, dans « Les chatons aveugles », un cadastre « coloré de jaune » à mesure des achats, « un château de mensonges (…) entièrement fait de cuisses de femmes »…
À partir d’une rencontre réaliste, la confession du vieux professeur à son jeune camarade déplie une histoire fantastique d’un postromantisme échevelé. Car lorsque le narrateur se retire près d’une mer solaire, l’érotique apparition d’une voluptueuse, apollinienne et dionysiaque sirène, Lighea « fille de Calliope » qui parle en grec ancien, est le prélude d’une amoureuse parenthèse aux vies trop sordides. Il faut se plonger en ces pages éclaboussées d’éros, de beauté et d’émotion pour savoir comment le professeur rejoindra sa nostalgie infinie. Construite autour d’une antithèse entre les deux hommes, entre une ville froide du nord italien et les abords méditerranéens de l’Etna, ce récit est également une profession de foi esthétique nietzschéenne, à laquelle cette nouvelle traduction rend splendidement justice.
Lampedusa (1896-1957) était toujours un peu ailleurs : dans son enfance somptueuse, dans le passé mythique en décomposition du Guépard, dans un au-delà merveilleux où vivent et aiment les sirènes. Seule l’écriture, produite dans ses seules dernières années, a pour nous rédimé les temps disparus et les rêves impossibles.
Thierry Guinhut
Le professeur et la sirène,
de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa
Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro
Seuil, 192 pages, 18 €
Domaine étranger Le Professeur et la Sirène
juillet 2014 | Le Matricule des Anges n°155
| par
Thierry Guinhut
Un livre
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°155
, juillet 2014.