Ce roman a plus d’un siècle. Publié en 1909, il était pourtant étrangement inédit en français, et l’on ne peut que saluer le travail des éditions La Dernière goutte de nous faire ainsi découvrir Frank Harris, sa vie et son époque. Car si la Bombe est un roman, une bonne partie de l’existence de son auteur y trouve un écho ; Harris s’inspirant de ses propres expériences d’émigré à New York où il multiplia les petits boulots pour survivre. C’est ce que va vivre Rudolph Schnaubelt, le narrateur de ce récit qui, au soir de sa vie, revient sur un épisode qui a marqué l’histoire des États-Unis. Le 4 mai 1886, au terme d’un meeting réunissant de nombreux ouvriers à Chicago, lesquels réclament de meilleures conditions de travail pour les adultes comme pour les enfants, les forces de l’ordre cherchent à disperser la foule à coups de matraque. C’est alors qu’une bombe explose, tuant et blessant de très nombreux policiers. Cet attentat est l’œuvre de Schnaubelt, et cependant rien ne le prédestinait à en arriver là.
Originaire d’une famille aisée, cet Allemand pacifiste et respectueux des règles se met à rêver d’une Amérique où, croit-il, la liberté et l’égalité brillent de mille feux… À son arrivée, il déchante. Certes, tout le monde est libre d’entreprendre, mais ce sont le chômage, la misère et la faim qui lui tendent les bras pour l’accueillir. Et tous les migrants sans fortune qui débarquent sont, de fait, égaux… en pauvreté. Il va se mêler à ce sous-prolétariat dont on exploite la dernière goutte de sueur, encadré par une police particulièrement violente, et que personne ne daigne écouter, surtout pas la presse aux ordres des patrons et qui les méprise. Et voilà comment cet homme rencontrera le militant anarchiste Louis Lingg, et s’engagera aux côtés d’embryons de syndicats. Des embryons politiques, parce que, écrit Harris, « les travailleurs étaient affaiblis-désunis par les différences de race et de langue ». Difficile, quand on ne parle pas le même langage, que l’on vient de cultures si différentes, de se fédérer autour d’un même discours revendicatif. Reste une ligne commune à tous, celle de la pénibilité imposée, des vexations, brimades et brutalités subies et le sentiment, de plus en plus lourd à porter, qu’un migrant n’est pas encore un Américain, qu’il n’est, tant qu’il n’a pas pu s’élever au-dessus de sa condition, qu’une sous-classe sociale. Et quand tous ces hommes finissent par ne plus croire en la démocratie, en la protection du droit et en la réalité de la loi, une violence aussi puissante que celle qu’ils subissent devient la seule solution à leurs yeux…
Au-delà de ce formidable récit, quasi documentaire, qui revient sur les luttes sociales américaines, l’injustice criante d’une société conservatrice et avide de profits, La Bombe pose aussi quelques interrogations quant aux mécanismes de la révolte intérieure d’un individu, d’un groupe, et du passage à l’acte terroriste et au meurtre. C’est d’autant plus troublant quand on apprend que l’attentat a rendu possibles certaines évolutions. Après la bombe, les arrestations illégales se multiplièrent, la dureté policière ne faiblit pas, la plupart des participants à l’attentat furent arrêtés et condamnés à mort, cependant, la peur s’insinua dans la ville, une certaine panique saisit la bonne société et pour finir, écrit l’anarchiste Linggs dans sa cellule, « l’État de New York a voté une loi qui limite l’exploitation par le travail des enfants de moins de treize ans – loi datée de 1886. » Écrit dans un style classique, mêlant nostalgie, colère et un brin d’espérance, cette fresque est à la fois un roman naturaliste type Zola et une sorte de roman noir avant l’heure.
Lionel Destremau
La Bombe
Frank Harris
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel
La Dernière goutte, 300 pages, 20 €
Domaine étranger Naissance d’un terroriste
mars 2015 | Le Matricule des Anges n°161
| par
Lionel Destremau
Quand la violence engendre la violence : La Bombe est un grand roman social, méconnu et enfin traduit.
Un livre
Naissance d’un terroriste
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°161
, mars 2015.